En prétendant répondre aux exigences des accords de Schengen, auxquels la Suisse a souscrit, le projet du Conseil fédéral, élaboré par les services de Blocher et de Widmer-Schlumpf, va en réalité beaucoup plus loin. Non seulement le passeport biométrique, muni d’une puce RFID contenant une photo portrait, des empreintes digitales, et demain d’autres renseignements (scan de l’iris, voix, etc.), sera imposé à tout le monde, mais il en sera de même de la carte d’identité (même si le Conseil fédéral fait mine pour la votation de renoncer à cette exigence). Surtout, l’ensemble des renseignements ainsi collectés seront centralisés dans une banque de données fédérale. Le Big Brother d’Orwell n’aurait jamais rêvé d’un tel outil…


Condamner des excès ou refuser une logique?
L’argumentaire des verts et des socialistes condamne les excès de Berne. Il ne discute pas la nécessité d’un passeport biométrique (Schengen oblige), mais refuse une carte d’identité sur le même modèle, et bien sûr la constitution d’un fichier central contenant ces données sensibles. Cette option a en effet été rejetée par la majorité des pays, en particulier par l’Allemagne. Entre-temps, l’UDC s’est aussi prononcée contre l’arrêté soumis au vote, invoquant aussi les compétences nouvelles que s’arroge le Conseil fédéral et le prix élevé de ces nouveaux documents d’identité. La Fondation alémanique des consommateurs appelle également à voter NON.
La campagne des opposant-e-s invoque d’autres arguments encore. Par exemple, des autorités étrangères et des compagnies privées (comme les voyagistes) pourraient être autorisés à saisir des informations personnelles concernant des citoyen-nes suisses. Enfin, la technologie RFID n’est pas à l’abri de fraudes: risques embarrassants de «faux rejets» lors de contrôles rapides aux frontières, lecture de données personnelles par des tiers non autorisés, contrefaçons possibles, etc.

L’Etat totalitaire doit beaucoup à l’Etat de droit
Pourtant, l’essentiel est ailleurs. Il renvoie aux formes que prend le pouvoir souverain de l’Etat moderne sur la population, ce que l’historien français Michel Foucault a appelé le biopouvoir, une discipline systématique des corps et des âmes, imposée en Europe dès le 17e, mais surtout au 18e siècle, avec l’avènement du capitalisme. En réalité, l’Etat ne se contente plus de surveiller la société, il s’efforce de la rendre lisible en l’enregistrant minutieusement pour mieux l’étreindre (impôt, conscription, répression, etc.). La numérotation des immeubles des quartiers populaires au 19e siècle, qui a suscité de vives résistances, participe aussi de cet effort.
Sous ce rapport, le contrôle de la circulation de la main d’œuvre est l’une des mesures les plus importantes développées par l’Etat moderne. La généralisation des dispositions contre le vagabondage le prépare. Elle suscite l’essor de documents administratifs obligatoires: passeports, laissez-passer, sauf-conduits, lettres de recommandation, etc. Pour cette raison, les révolutionnaires français revendiqueront l’abolition des passeports et placeront la liberté de circuler parmi les droits naturels. En 1791, le premier «droit civil et naturel» sanctionné par la Constitution est celui «d’aller, de rester, de partir». L’Assemblée abolit même l’usage des passeports pour la population française, même si la guerre civile et aux frontières ne permettra pas l’application durable de cette décision1.

Enregistrés comme des criminels…
En 1803, en réintroduisant le «livret ouvrier», Napoléon donne un coup d’arrêt à la libre circulation, renouant ainsi avec les pratiques de l’Ancien Régime. Celles-ci vont se généraliser à l’échelle internationale, dès la fin du 19e siècle, afin de mieux contrôler les étranger-e-s. Des documents d’identité de plus en plus sophistiqués, inspirés des techniques d’identification criminelle, sont dès lors imosés aux migrant-e-s: délivrance de «carnets de nomades» aux Roms, enregistrement des travailleurs étrangers au moyen des techniques de Bertillon2, puis des empreintes digitales, obligation faite aux Chinois d’Amérique de porter un certificat muni pour la première fois de photos d’identité, etc.
Pour le philosophe italien Giorgio Agemben, qui a théorisé le plus systématiquement cette opposition entre le «pouvoir souverain» et la «vie nue», la figure du «camp» est «l’espace d’exception» où se révèle le plus crûment la nature du biopouvoir de l’Etat moderne au 20e siècle, dans la mesure où elle y renonce délibérément à distinguer la règle de l’arbitraire3. Or, il faut se garder de réduire cette exception à celle, extrême, des camps d’extermination nazis, pour la considérer sous ses formes plus banales, comme les prisons, les centres de détention administrative de migrant-e-s, voire l’enregistrement systématique des données biométriques de populations entières. En effet, l’Etat de droit porte toujours en lui un Etat totalitaire, ce que Marx avait bien perçu en considérant tout Etat, en dernière instance, comme une dictature de classe.
La généralisation inquiétante de l’application des techniques d’identification criminelle – photographies, empreintes digitales, scans de l’iris, empreintes génétiques, etc. – à l’ensemble des citoyen-nes, soi-disant pour mieux leur garantir la protection de l’Etat, semble donner corps aujourd’hui à de telles inquiétudes. Au seuil d’une crise généralisée du capitalisme qui voit se multiplier les dérives autoritaires, nous aurions tort de ne pas prendre ces dangers très au sérieux.

Jean Batou


(1) John Torpey, L’Invention du passeport. Etats, citoyenneté et surveillance, Paris, Belin, 2005 (éd. originale en anglais, 2000).
(2) Il s’agit d’examens permettant de mesurer une série de données anthropométriques (tête, oreille, avant-bras, doigts, pied, etc.).
(3) Giogio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.