Lausanne: Les leçons d’une longue lutte urbaine

Destruction du Flon alternatif

Dans son ouvrage, richement illustré, Urs Zuppinger retrace l’histoire mouvementée de la plate-forme du Flon, important espace urbain lausannois situé entre le pied du Grand-Pont d’une part et celui du pont Chauderon de l’autre. Par deux fois, grâce à une opposition militante, les plans de reconversion de cette vallée furent rejetés. Nous nous sommes entretenus avec l’auteur sur cette épopée et ses différents aspects.

 

Lors du réaménagement d’un territoire, le grand public, et les architectes aussi, se focalisent souvent sur la seule forme urbaine, c’est-à-dire sur l’ordonnancement formel des bâtiments, des rues, des places, etc. Il existe pourtant d’autres critères qui entrent en jeu. Peux-tu en énoncer quelques-uns ?

Tout territoire est un espace bourré de vie, peuplé de plantes, d’animaux et de gens qui y déploient leurs activités multiples dans des constellations à chaque fois différentes. Mais l’autre face de la médaille est tout aussi importante, sinon plus : dans nos sociétés capitalistes, l’appropriation privée du sol confère au territoire la qualité d’un levier qui permet aux propriétaires fonciers de prélever une part de la plus-value générée par l’activité économique en engageant des opérations immobilières. Les plans d’urbanisme édictés par les collectivités publiques fixent les règles régissant ces prélèvements. Réaménager le territoire revient à remuer cette constellation complexe.
« Luttes-ô-Flon » montre que les mécanismes de la démocratie semi-directe auxquels bien des plans d’urbanisme sont soumis permettent aux citoyens qui se battent d’avoir un impact réel sur le déroulement et l’issue de tels processus. Mais ce récit montre aussi que la forme urbaine est au mieux la résultante d’une foule d’autres variables, qui se disloquent au cours de tels processus. Le public et les architectes qui abordent la forme urbaine comme une variable spécifique sont victimes d’une illusion d’optique.

 

On s’imagine, à tort visiblement, que l’importance d’une plate-forme comme celle du Flon permet de faire prévaloir l’intérêt public sur celui du propriétaire privé. Mais ce n’est pas ce que le droit foncier suisse prévoit, non ?

L’urbanisme suisse n’est pas régi par le principe de faire prévaloir l’intérêt public sur celui du propriétaire privé, mais par celui de la pesée d’intérêts: les plans d’urbanisme restreignent la liberté d’utilisation des propriétaires privés du sol en limitant, par exemple, les surfaces constructibles, la hauteur des bâtiments, l’éventail des affectations autorisées ou la manière d’aménager les espaces non bâtis. Les motifs de ces restrictions doivent être d’intérêt public.
Par rapport à cette mécanique, la plateforme du Flon représente un cas tout à fait particulier. Si on se promène dans ses espaces non bâtis on se croit dans un espace public alors qu’on évolue sur terrain privé. De plus, le plan d’urbanisme qui régit ce terrain ne comporte aucune restriction de la liberté du propriétaire d’aménager cet espace comme bon lui semble. La Municipalité à majorité rose-verte qui a élaboré ce plan a tout simplement renoncé à avancer au sujet de cet espace une quelconque exigence d’intérêt public. Si cette absence d’exigences n’a pas eu de conséquences graves jusqu’à présent, il faut être conscient que la commune serait démunie, si le propriétaire devait se laisser aller un jour à quelques folies dans cet espace.

 

Dans le cas présent, les opposants regroupés dans l’APAHF ont constamment mis l’accent sur la nécessité de préserver la structure de la zone, rappelant son passé industriel. Est-ce un principe d’organisation d’une ville, qui devrait conserver ainsi des strates de son histoire, d’amour des vieilles pierres, ou s’agit-il d’autre chose ?

Le problème ne s’est pas posé dans ces termes. Les plans d’urbanisme que nous avons combattus en 1986 et 1994 auraient eu pour conséquence une transformation de la plate-forme du Flon comparable à une coupe rase en forêt. Le traumatisme d’une telle intervention n’est pas plus facile à digérer dans une ville que dans une forêt. Il y aurait eu menace d’appauvrissement de la substance urbaine du centre-ville de Lausanne. Y consentir aurait été d’autant plus aberrant que le quartier du Flon représente, par sa structure d’organisation et par certains de ses bâtiments, un monument de l’urbanisme industriel de la fin du 19e et du début du 20e siècle. De plus, cette structure a démontré lors de sa renaissance en tant que « quartier alternatif » au cours des années 90, qu’elle était apte à assumer de nouvelles fonctions urbaines pour le plus grand bien des usagers de la ville.
Aucun principe d’organisation applicable à d’autres contextes ne peut être déduit de cet enchaînement. Déduisons plutôt du cas de la plate-forme du Flon que toute transformation urbaine est conditionnée par de tels enchaînements qui sont à chaque fois spécifiques et qu’il faut savoir identifier et exploiter à son profit si on veut engranger des succès en engageant la lutte urbaine.

 

La structure, assez légère, de regroupement des opposants, l’APAHF, comptait aussi des professionnels de l’architecture et de l’urbanisme, dont toi-même, dans ses rangs. Quels sont les avantages et les inconvénients de cet appel à l’expertise dans la contestation de l’urbanisme officiel ?

La principale ressource à laquelle les opposants peuvent recourir devant un plan d’urbanisme contestable réside dans leur capacité à faire valoir des valeurs issues de leur vécu de la réalité territoriale. Les concepteurs de plans d’urbanisme ont en effet tendance à sous-estimer ou négliger cette facette de la problématique, au profit de considérations techniques et juridiques et d’une attention excessive accordée aux intérêts des propriétaires privés du sol.
Mais la complexité de la matière freine les citoyens qui veulent exercer leurs droits démocratiques face à des plans d’urbanisme qui leur paraissent contestables. La collaboration avec des professionnels leur permet de franchir cet obstacle. Sans cette collaboration, l’APAHF n’aurait pas pu illustrer ses objectifs à deux reprises, en 1985 et 1993, en présentant des plans d’urbanisme alternatifs. Or, cette arme a joué un rôle important dans les succès que le groupe a remportés.
Malheureusement, il arrive trop rarement que des professionnels soient disposés à assumer un tel rôle. Leur déontologie professionnelle veut en effet qu’ils se vouent corps et âme au service des autorités et des promoteurs.

 

La lutte fut longue – 16 ans – et elle a permis au moins d’échapper deux fois au pire : l’abandon du Flon à la bagnole dans le PEP de 1986 et le projet « Ponts-Ville » en 1994. Pourtant l’actuelle zone du Flon ressemble un peu à un « village Potemkine », un endroit un peu fictif, un décor. Peut-on dire que l’APAHF a en quelque sorte raté le coche ? Si oui, à quel moment ?

Luttes-ô-Flon illustre, à l’aide d’un cas pratique, vécu, les deux faces de la lutte urbaine en régime capitaliste: il est possible de contester les intentions des possédants et des autorités et remporter par de telles actions des succès concrets, mais la réalité socio-économique impose à ce genre d’exercice des limites étroites, difficilement franchissables.
Ainsi, le récit montre que la contestation est devenue beaucoup plus difficile dès que le plan d’urbanisme est entré en force en 1999, parce qu’à partir de ce moment les règles de l’économie de marché n’ont plus été suspendues à l’intérieur du périmètre de la plate-forme et le propriétaire du sol a été seul maître à bord.
Il apparaît aussi très clairement que la réalité s’est rapidement banalisée dès que l’urbanisme capitaliste a repris ses droits. Il n’était pas difficile d’en apporter la preuve, car la transformation du quartier a été promue à partir de ce moment au pas de charge : Le Flon alternatif des années 90 a été éradiqué en deux, trois ans au profit d’un nouveau Flon. La plate-forme s’est transformée en une portion du centre-ville. Mais celle-ci cherche encore ses marques : ce qui se passe entre les bâtiments ne colle pas encore avec ce qui se passe dans les bâtiments, ce qui se passe de nuit ne colle pas avec ce qui se passe de jour. D’où une ambiance un peu fictive, un peu « village Potemkine ». Mais le Flon actuel est à peine né, sa mue n’est pas close. Et quoiqu’il arrive, nous considérons que deux résultats de notre lutte seront difficiles à anéantir: le quartier se tiendra à la structure d’organisation héritée du passé industriel de la plate-forme, et le centre-ville de Lausanne est descendu au fond de la vallée du Flon grâce à notre combat ; il ne se limitera plus jamais au seul niveau du Grand Pont comme c’était le cas quand nous avons commencé notre lutte et comme ce serait aujourd’hui le cas, si l’un ou l’autre des deux plans d’urbanisme que nous avons combattus étaient entrés en force

Urs Zuppinger, « Luttes-ô-Flon. Une reconversion urbaine lausannoise mouvementée de 1984 à 2012 ». Ed. d’en bas

(extrait du bimensuel solidaritéS, nº211)

6 juillet 2012, 11:58 | Conseil communal / Eco-logique / Economie / Lausanne / Logement

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