Le Proscrit, journal neuchâtelois, 19.02.1835

L’article ci-dessous est paru dans le journal « Le Proscrit », publié de décembre 1834 à juin 1835 à Renan (Jura Sud) par des républicains neuchâtelois ayant dû fuir la répression du gouvernement royaliste après les insurrections manquées de septembre et décembre 1831. Ses animateurs étaient liés au réseau républicain « Jeune Europe » animé par Giuseppe Mazzini, fondateur du mouvement « Giovine Italia ».

Brocardant les notabilités du régime en place, « Le Proscrit » laissa la place en été 1835 au journal « La Jeune Suisse », publié à Bienne sous l’égide de Mazzini. Il a fait l’objet d’une étude approfondie (non encore traduite en français) :

Giannino Bettone, « Dal ‘Proscrit’, giornale mazziniano sconosciuto », Bolletino storico della Svizzera italiana, Serie V, anno XXX, N. 1-4, gennaio-dicembre 1955.

Le contenu du « Proscrit » a fait l’objet d’un chapitre dans un mémoire de licence en histoire, à l’Université de Neuchâtel :

Patrick Turuvani, 1831-1835 : la presse d'opposition neuchâteloise, ou l'expression du mécontentement populaire. Neuchâtel, 1998.

Une collection presque complète (il manque les no 5 et 21) peut être consultée à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel (BPUN : cote ZU 348). Une autre collection est disponible à la Bibliothèque nationale suisse, Berne. (hp.renk)

 

 

Les convenances : j’appelle un chat un chat

 

Arrière, arrière, cette opposition timorée déguisant la vérité, estompant la massue qu’elle laisse tomber sur la tête de l’aristocratie.

Arrière, cette opposition se présentant à son ennemi le sourire sur les lèvres, et enfonçant avec politesse le trait qu’elle a eu le soin d’émousser.

Arrière, cette opposition à réticences et quasi-vérités.

Arrière les convenances, arrière ces périphrases et ces circonlocutions, à travers lesquelles la vérité peut à peine se faire jour.

Oh ! Ce n’est pas nous qui enduirons de miel les bords de la coupe pour déguiser aux aristocrates l’amertume de la liqueur qu’elle renferme.

Ce n’est pas nous qui reculerons devant une vérité, parce qu’on nous criera : respectez les convenances.

Convenances : Eh ! que nous fait à nous ce mot élastique dont on n’a que trop souvent abusé.

Nous voulons jeter à la face de nos ennemis la vérité toute nue. Il nous convient d’appeler les choses par leur nom : nous sommes ainsi faits.

Le peuple pour qui nous écrivons n’a pas de temps à perdre en d’inutiles recherches, pourquoi le forcerions-nous à relire nos phrases pour y découvrir la vérité.

Mais nous dira-t-on : évitez la personnalité.

L’éviter, et pourquoi ? Si le nom du traître doit sortir de notre plume, ce nom, il faudra le taire, ou nous borner à donner le signalement du misérable, à faire de notre journal une succursale du bureau des passeports.

Bornez-vous du moins, nous diront les hommes à convenances, bornez-vous à des initiales.

Les initiales ! Voyons, nous allons essayer de suivre votre conseil. Supposons qu’il nous plaise aujourd’hui de stigmatiser un renégat, nous dirons l’infâme F…

Entendez-vous ces voix qui nous crient : Il est des citoyens honorables dont le nom commence par la lettre F. Pourquoi faire peser sur eux un injuste soupçon ? Pourquoi jeter la méfiance parmi nous ?

Comprenez-vous maintenant le danger des initiales ? Ce danger n’existe plus si nous disons le renégat Favarger (1).

Oh ! Nous n’en avons pas encore fini avec les partisans des convenances. Les voilà maintenant qui nous disent : ne serait-il pas possible de désigner les hommes sans les nommer ?

Voyons, essayons encore. Si nous traçons ces mots, le bourreau de la Savoie, saura-t-on qui nous avons voulu désigner ? Ne croira-t-on pas qu’il s’agit de l’exécuteur des hautes œuvres, de cette machine faite de chair et d’os, chargée de mettre en jeu, pour tuer un homme, une autre machine faite de bois et d’acier ?

Eh bien ! Celui qui dira cela n’aura pas compris notre pensée ; car en parlant du bourreau de la Savoie, nous avons voulu désigner le roi de Chypre et de Jérusalem.

Pourquoi donc ne pas dire CHARLES-ALBERT (2).

Notes

  1. François-Auguste Favarger (1799-1850) : rédacteur à la « Revue neuchâteloise » (1831), organe d’opposition modérée au régime en place. Nommé maire de Travers, Favarger opère un retournement à 180 degrés. Il devient en automne 1831 chancelier de la principauté et rédacteur en chef de l’organe gouvernemental officieux « Le Constitutionnel neuchâtelois ». Honni à ce titre par les républicains neuchâtelois, lors de la révolution du 1er 1848, le gouvernement déchu l’envoie en mission à Berlin pour lui éviter d’éventuelles voies de fait de la part des insurgés vainqueurs.

  2. Charles-Albert (1798-1849), roi de Piémont/Sardaigne : après avoir réprimé les insurrections républicaines animées par Mazzini, il tente en 1848 de prendre la tête du mouvement d’unification italienne, mais est vaincu par l’Autriche et doit abdiquer.