Par Bernard PERRIN. Source: le Courrier du samedi 18 juin 2011

Il n’y avait pas plus farouche opposant aux OGM qu’Evo Morales. Le 28 avril 2010, le président bolivien lançait même un défi au monde capitaliste: son pays serait déclaré «territoire libre de cultures transgéniques d’ici à cinq ans». Pour le grand défenseur de la Pachamama (Terre Mère) et des cultures écologiques, il y avait urgence à bannir «les produits génétiquement modifiés très nuisibles pour la santé et l’environnement, comme la science l’a démontré. Certains ne voudront pas tenir compte de ce que je dis aujourd’hui, mais un jour tout le monde nous donnera raison.»

 

 

Une semaine plus tôt, le même Evo Morales avait déclenché une controverse mondiale lors du Sommet sur le changement climatique de Cochabamba, faisant notamment le lien entre aliments transgéniques et déviations hormonales. Assurant que la calvitie des Européens était le résultat de la nourriture OGM, il prophétisait sombrement: «D’ici à cinquante ans, les coiffeurs seront tous au chômage.»

 

«Révolution productive»

 

Un an plus tard, et une nouvelle crise alimentaire mondiale, la Bolivie s’apprête à donner un coup de barre à cent quatre-vingts degrés. Evo Morales a transmis au parlement le projet de «Loi sur la révolution productive, communautaire et agricole». Le président ne veut pas perdre de temps et entend proclamer le nouveau texte le 21 juin, jour du Nouvel An aymara. Le projet de loi entend «mettre la priorité sur la production d’aliments organiques en harmonie et en équilibre avec les bontés de la Terre Mère». Il offre de nouveaux crédits pour les paysans, veut améliorer l’accès aux technologies et institue également une assurance agricole pour dédommager les producteurs lors de catastrophes naturelles telles que sécheresses et inondations.

 

Mais, caché au cœur des meilleures intentions et innovations, l’article 19 paragraphe II établit aussi «le contrôle de la production, de l’importation et de l’utilisation de produits génétiquement modifiés». Pour la première fois, la Bolivie s’apprête à légaliser l’utilisation générale des OGM, après avoir déjà permis la commercialisation dès 2005 du soja transgénique.

 

Garantir l’approvisionnement

 

Karen Pomier, coordinatrice de la Campagne nationale pour une consommation responsable et solidaire, n’est pas dupe: «Du moment qu’on contrôle les transgéniques, c’est qu’on les admet.» La jeune écologiste bolivienne a participé à toutes les négociations liées à la nouvelle loi. «Le premier projet proposait, dans son article 13, une interdiction absolue des transgéniques et protégeait les paysans du monopole des transnationales des semences. Au fil des négociations, et sous la pression du gouvernement, ces garde-fous ont été balayés un à un», raconte-t-elle.

 

Des négociations qui ont été menées d’une main de fer par Carlos Romero. Le ministre des Autonomies (promu cette semaine ministre de la Présidence) s’est montré enthousiaste quant au contenu de la nouvelle loi sur la chaîne de télévision étatique Canal 7: «Elle privilégie la production organique, mais nous sommes conscients que cette dernière ne garantit pas l’approvisionnement et la quantité d’exportations que nous nous sommes fixés comme objectif.»

 

Autrement dit, le gouvernement répondra à l’une des principales demandes de l’agro-industrie: le recours aux OGM. Le ministre ne s’en cache: «Les transgéniques sont déjà là. L’autorisation a déjà été donnée pour le soja. On l’étendra désormais à d’autres produits, certains comme le maïs ayant de toute façon déjà été introduits dans le pays.» Une aberration pour Karen Pomier: «C’est l’argument qu’on nous a déjà servi en Argentine, au Paraguay, partout: on fait entrer illégalement les transgéniques, et quand ils sont implantés, les gouvernements décident que la seule solution, c’est la légalisation. C’est la tactique adoptée par les transnationales!»

 

Image en danger

 

Une tactique payante une fois encore. Le président de la commission parlementaire chargé d’examiner le projet de loi, Luis Alfaro, fait partie, lui aussi, des nouveaux convertis aux OGM. Sur la chaîne ATB, le député du Mouvement vers le socialisme a déclaré que la loi «garantira la sécurité alimentaire de la Bolivie. Tubercules, céréales, légumes: nous pourrons produire les aliments dont a besoin le peuple».

 

Un enthousiasme qui a fini par susciter l’intérêt hors de Bolivie. De la BBC au Washington Post, des médias internationaux ont commencé à parler du virage transgénique bolivien. De quoi mettre en péril l’image internationale d’Evo Morales. C’est le sénateur Isaac Avalos, dirigeant de la Confédération syndicale paysanne et proche du président, qui a le premier tenté de calmer le jeu, en déclarant maladroitement que la loi fixera des limites aux transgéniques, joignant le geste à la parole: «Jusqu’ici, ça sera transgénique, mais pas plus loin. Je ne sais pas, disons 20%, 30% de transgéniques et le reste totalement écologique et organique.»

 

 

Il a alors fallu qu’Evo Morales en personne sorte de son mutisme. Le président a assuré que la loi n’autorisera pas les transgéniques mais qu’elle prévoit «qu’un comité de biosécurité composé de scientifiques sera créé pour évaluer et analyser les problèmes que posent les OGM».

 

Mouvements sociaux indignés

 

Peu convaincus par leur président, plusieurs organisations paysannes, indigènes et écologistes non liées au gouvernement se sont réunies d’urgence à Cochabamba et ont rédigé une lettre ouverte à Evo Morales, lui rappelant «que la souveraineté alimentaire se base fondamentalement sur la propriété sociale des graines et des semences» et que «les transnationales capitalistes veulent s’en rendre maîtres afin de s’emparer de l’alimentation mondiale».

 

Du Mouvements des travailleurs sans terre (MST) aux confédérations indigènes de Cochabamba et de l’Altiplano, en passant par l’association des producteurs écologiques, ces organisations rappellent que «le soja transgénique a contaminé les champs de cultures traditionnelles» et s’interrogent: «Devons-nous répéter la même erreur avec le maïs, la pomme de terre, le riz, le blé, la quinoa?» Au final, elles condamnent les semences transgéniques «qui, contrairement à ce que prétend le gouvernement, mettent fin à la souveraineté alimentaire, en favorisant les monocultures au détriment de la diversité et en déplaçant la production vers les agrocarburants ou la nourriture animale». Avec une interrogation finale: «Comme premier président indigène de Bolivie, vous avez représenté l’espérance d’une autre gestion que celle à laquelle nous soumettent le pouvoir des transnationales et du capital. Pourtant, les OGM sont la garantie que ce pouvoir avancera en Bolivie contre les économies paysannes, contre la santé du peuple et contre le Vivir Bien (vivre bien), auquel vous nous aviez pourtant appelés.»

 

Le continent transgénique

 

Qui jettera la première pierre dans le jardin transgénique d’Evo Morales? Certainement pas les voisins argentin, brésilien et paraguayen, pourtant dirigés eux aussi par les gouvernements «progressistes» de Cristina Kirchner, de Dilma Roussef et de Fernando Lugo. C’est que l’Amérique du Sud est aujourd’hui le paradis des OGM: le continent réussit même l’exploit de placer quatre pays dans le «top ten» mondial. Selon l’International Service for the Acquisition of Agri-biotech Applications, une organisation créée par l’industrie biotechnologique, les Etats-Unis étaient en 2010 les leaders mondiaux en matière de cultures transgéniques, avec 66,8 millions d’hectares (soja, maïs et coton principalement). Le Brésil suivait avec 25,4 millions d’hectares, devant l’Argentine (22,9 millions), l’Inde (9,4 millions), le Canada (8,8 millions), la Chine (3,5 millions), le Paraguay (2,6 millions), le Pakistan (2,4 millions), l’Afrique du Sud (2,2 millions) et l’Uruguay (1,1 million). La Bolivie, avec son soja transgénique légalisé en 2005, pointerait juste derrière, à la onzième place, avec 900 000 hectares.

 

«République Unie du Soja»

 

Les entreprises de l’agro-business ne s’y sont d’ailleurs pas trompées: dans une publicité, Syngenta vante le cœur de l’Amérique du Sud comme «la République Unie du Soja». Une immense tâche verte recouvre une grande partie de la Bolivie, du Brésil, de l’Argentine et du Paraguay. Et une légende résume le monde des transnationales: «Le soja n’a pas de frontière.» Dans cette région, on y cultive plus de 13 fois la superficie de la Suisse en transgéniques!

 

Le continent le plus riche de la planète en termes de biodiversité agricole est donc aujourd’hui aussi celui qui expérimente la progression la plus rapide des monocultures d’OGM, avec une expansion sans précédant dans l’histoire de l’agriculture moderne de l’ordre de 1 à 87 entre 1996 et 2010! Le succès des transgéniques s’explique en grande partie par la fièvre liée aux agrocarburants, vus comme une alternative au pétrole et en conséquence comme un moyen de lutte contre le changement climatique. Les promoteurs vantent dans les OGM la possibilité d’augmenter les revenus des paysans et de promouvoir le développement rural.

 

Conséquences dramatiques

 

Les conséquences des transgéniques sont d’ores et déjà dramatiques: expansion effrénée de la frontière agricole et déforestation massive, perte de diversité des cultures agricoles, expulsion des petits producteurs, disparition des territoires ancestraux des peuples autochtones et de leurs savoirs, remise en cause profonde de la souveraineté alimentaire et épuisement et contamination des sols. «En dix ans, le transgénique a profondément modifié la structure agricole des pays, transformé le paysage et causé la disparition ou l’altération profonde d’importants écosystèmes comme les forêts amazoniennes, la pampa ou encore la Mata Atlantica», déplore la coordinatrice du Réseau pour une Amérique latine libre de transgéniques, Elizabeth Bravo.

 

La dépendance aux transnationales est impressionnante. En Argentine, ADM, Cargill, Bunge et Louis Dreyfus contrôleraient 78% des exportations de blé, 79% du maïs, 71% de la farine de soja et 91% de l’huile de soja.

 

Médias gavés aux OGM

 

Le Réseau pour une Amérique latine libre de transgéniques note que cette progression s’est accompagnée d’une campagne médiatique favorable aux transgéniques. Bénéficiaire d’énormes rentrées financières liées aux publicités sur les semences et produits chimiques, la presse a largement minimisé les impacts des OGM sur la société et l’environnement. Passées sous silence: la déforestation et la désertification, la pollution des rivières par le glyphosate (un herbicide vendu avec le soja RR de Monsanto), la contamination génétique d’espèces locales comme le maïs.

 

Le Brésil, lui, possède 18% des surfaces de transgéniques cultivées dans le monde et sera certainement le principal moteur mondial dans le domaine, avec la perspective annoncée d’atteindre... les 100 millions d’hectares. La progression y est impressionnante, pratiquement incontrôlée comme le résume un chiffre: le soja transgénique, légalisé en 2005, occupait déjà 11 millions d’hectares en 2007 et... plus de 22 millions un an plus tard!

 

Et la «diversification» est en route: récemment, Embrapa, l’instance étatique brésilienne de recherche agronomique, a annoncé avoir achevé la conception d’une canne à sucre génétiquement modifiée, qui devrait offrir de meilleurs rendements pour la production d’éthanol. Derrière Embrapa, les acteurs qui poussent au développement et à la commercialisation de ces cultures d’OGM sont les entreprises transnationales Monsanto, Syngenta, Bayer, Dupont, Dow Agroscience. «Avec l’appui d’universités et de centres de recherches internationaux, qui reçoivent d’importants fonds de ces géants de la biogénétique pour mener leurs recherches», note Elizabeth Bravo.

 

 

Paysans poussés à l’exode

 

Mais loin du futur radieux promis aux agriculteurs, les cultures transgéniques aboutissent à une concentration de la terre. Au Brésil, le modèle de soja transgénique a, en moyenne, poussé à l’exode onze travailleurs ruraux pour un seul emploi créé dans le secteur. En Argentine, la situation est tout aussi dramatique. Alors que les surfaces de soja ont triplé, 60 000 entreprises agricoles ont disparu, soit un quart du total que compte le pays. Et avec elles, la production de lait, de maïs, de blé, de fruits a chuté, avec pour conséquence l’augmentation des importations d’aliments de base et la perte de la souveraineté alimentaire.

 

Quant aux rares petits agriculteurs qui survivent dans ce marché de la biotechnologie, ils sont de plus en plus dangereusement dépendants de l’achat annuel de graines génétiquement modifiées et sont étranglés par des accords de propriété intellectuelle. Au Paraguay, troisième producteur de transgéniques du continent sud-américain et quatrième exportateur mondial de soja, les impacts socio-environnementaux de cette monoculture sont eux aussi effrayants: déforestation et disparition de communautés entières. «Les réfugiés du modèle agro-exportateur», une enquête réalisée en 2006, a révélé les impacts des produits chimiques et des fumigations intensives de champs sur la santé des populations et les conditions de vie. Les familles témoignent d’intoxications, d’affections respiratoires, de problèmes digestifs, de maux de tête. Mais aussi de cas d’avortements et de naissances avec malformations: bébés sans bras ou sans jambes. En 2003, un petit garçon de 11 ans, Silvino Talavera, est décédé: sur le chemin le ramenant à la maison, il a été arrosé par un avion qui épandait le fameux glyphosate de Monsanto. L’expansion du soja transgénique en Amérique du Sud va de pair avec celle de la logistique et des transports. D’immenses projets (plus de 500 sur l’ensemble du continent) sont réunis au sein de l’IIRSA, l’Initiative pour l’intégration régionale sud-américaine. Des routes asphaltées, des voies navigables, des chemins de fer doivent permettre l’exportation vers les marchés mondiaux des minerais et des hydrocarbures, mais aussi des produits agricoles, en faisant fi des obstacles géographiques comme les Andes ou l’Amazonie et des communautés qui les habitent. C’est dans ce contexte que le Brésil a récemment accordé un prêt de 350 millions de dollars à la Bolivie pour la construction d’une route traversant le Parc national et territoire indigène Isiboro Securé (TIPNIS). Cette voie de communication doit notamment permettre l’acheminement rapide du soja transgénique brésilien et bolivien à travers l’Amazonie vers les ports chiliens et péruviens, puis vers les marchés asiatiques. Au lendemain de sa rencontre avec les producteurs de soja de Santa Cruz réunis au sein de l’ANAPO (lire en page 2) et de la signature d’un accord économique de 30 millions de dollars, Evo Morales a snobé la rencontre prévue avec les dirigeants du peuple autochtone Mojeño, l’une des trois ethnies du TIPNIS menacées par le projet en cours de réalisation. Le message ne peut pas être plus clair.

bpn

 

 

 

«Un pacte avec l’agro-industrie»

 

«Les dirigeants paysans n’ont pas réellement eu voix au chapitre dans les négociations. Les ordres d’autoriser les cultures transgéniques et leur commercialisation venaient directement du Palais», affirme la coordinatrice du Forum bolivien sur l’environnement (Fobomade), Patricia Molina, qui a participé à toutes les réunions. «Aujourd’hui, il est difficile de s’opposer au gouvernement. La pression sur les ONG et sur les syndicats paysans est terrible: celui qui critique, même depuis l’intérieur du processus de changement, est considéré comme un opposant. On empêche tout débat.»

 

Mais pourquoi le gouvernement d’Evo Morales, grand défenseur de l’environnement dans les conférences internationales, ouvre-t-il ainsi la porte aux transgéniques? «On est dans une logique de capitalisme sauvage. Le gouvernement s’associe désormais avec ses anciens ennemis de Santa Cruz, contre lesquels il menait une lutte sans pitié il y a moins de trois ans, pour mener une politique d’exportation, afin de générer des devises», explique Patricia Molina.

 

Journaliste à Bolpress.com, Miguel Lora confirme: «Le gouvernement bolivien et les patrons de l’agro-industrie ont signé une alliance productive au début de cette année et dessiné un plan stratégique pour garantir à la fois l’approvisionnement en aliments du marché interne et augmenter les exportations agricoles. Evo Morales l’a dit: la Bolivie doit profiter de la crise alimentaire comme d’une opportunité de marché.»

 

Qu’est-ce qui a incité le président à se rapprocher de ses anciens irréductibles ennemis de Santa Cruz? «Les sécheresses, les inondations et autres effets du changement climatique, répond Miguel Lora. Son obsession, c’est d’assurer la souveraineté alimentaire du pays. Mais cette dernière ne peut pas être assurée par l’agro-industrie et les transnationales!» La semaine dernière, Evo Morales a reçu au palais présidentiel à La Paz les représentants de l’Association des producteurs d’oléagineux et de blé, l’ANAPO. Cinq petites lettres qui cachent un énorme pouvoir économique et politique. Depuis 1998, l’ANAPO œuvre à la légalisation du soja transgénique de Monsanto (obtenue en 2005) et des autres produits, comme le maïs Bt.

 

Face à la presse, le président de l’ANAPO Demetrio Pérez et Evo Morales ont lancé un projet «garantissant la souveraineté alimentaire» dans treize communes du département de Santa Cruz: trente millions de dollars seront investis. «Cela s’appelle du pragmatisme politique. Le gouvernement d’Evo Morales est désormais résolument capitaliste et s’allie avec ceux qui ont le plus d’expérience dans ce domaine. Dans le cas de l’agro-industrie, c’est l’ANAPO, le grand partenaire bolivien de Monsanto», conclut Miguel Lora.

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