Nuits chaudes : ennui ou cauchemar?

Voici un article paru dans le nº 210 du bimensuel solidaritéS à la suite des échauffourées qui ont eu lieu au petit matin au centre de Lausanne.

Tanz dich frei

A Lausanne ou à Berne, la jeunesse a donné deux visages opposés à un même problème : l’austérité de la vie nocturne en Suisse. Face aux bastons et aux besoins d’alternatives, les gouvernements cantonaux brillent par leur incapacité à faire des propositions autres que celle de la répression.

En Suisse, la question de la vie nocturne représente un élément fort des différentes mobilisations jeunes, surtout depuis les années 1980. La ville de Zurich fut alors marquée durant toute une année par des émeutes, de nombreux jeunes s’insurgeant contre la politique culturelle élitiste de la ville et exigeant l’ouverture d’un lieu autonome. A Lausanne également, la jeunesse avait « bougé » avec cette même revendication et pour dénoncer une ville cimetière où les bars étaient interdits à certains jeunes et les lieux alternatifs restaient introuvables. Plus de trente ans après, où en sommes-nous ? Si les lieux de divertissement standardisé se sont parfois multipliés, l’ennui est toujours au rendez-vous.

Emeutes et alcool
L’actualité de cette question se lit avant tout dans l’emballement médiatique provoqué par des violences nocturnes dans la ville de Lausanne. Suite à une soirée où des heurts entre fêtards se sont transformés en conflit avec les forces de police, les médias se sont jetés dans une hystérie démesurée. Le journal 24 heures a ainsi décidé de mettre en place une cellule spéciale chargée de remplir la barque si possible tous les jours. Les nuits de la capitale vaudoise sont présentées comme un cauchemar. S’il existe bel et bien des formes de violence nocturne, ces dernières n’ont rien d’exceptionnel et sont souvent exagérées. Quiconque sort régulièrement à Lausanne sait qu’on est loin de l’image de Bronx helvétique que la presse souhaite dresser. Pire que cette dramatisation des événements, c’est le discours sécuritaire qui l’accompagne qui est inquiétant. Ainsi une interview du chef de la police, le 6 juin dernier, se transforme, via les questions posées, en plaidoyer pour l’intensification des interpellations et l’augmentation des effectifs de police, le journaliste allant jusqu’à remettre en cause l’utilité du contrôle éthique et à demander une plus forte impunité pour les forces de l’ordre.

De même, les politiques répondent seulement par la condamnation et des propositions de mesures d’interdiction, comme le parti socialiste et son projet d’avancer à 19h l’heure à laquelle la vente d’alcool serait interdite publiquement. Si le débat reste ouvert sur les mesures adéquates à choisir et que cet article ne saurait y apporter de réponses définitives, ce type de réponse, au même titre que l’heure blanche, apporterait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait. Premièrement, elle pénaliserait les jeunes les plus précaires, l’achat d’alcool en magasin restant toujours moins cher que dans un bistrot. Elle cloisonnerait également d’avantage la fête, en obligeant celles et ceux qui veulent boire à s’enfermer très tôt dans des établissements privés plutôt que de rester dans des lieux publics, « chiller » dans des parcs ou au bord du lac.
Plus globalement, ces violences nocturnes sont en partie le signe d’une ville dont sa multitude de lieux de divertissement cache mal la monotonie. Les lieux de fêtes dits alternatifs ont presque tous fermé et, passé 2h du matin, il n’y a pas d’autre choix que de s’enfermer dans de froides structures où le prix des boissons prend l’ascenseur, avant de trainer en ville parce qu’il n’y a aucune raison valable de rentrer à 5h.

Faire la fête différemment
Dans un registre plus lié à la mobilisation qu’au délit, durant la nuit du samedi 2 juin a eu lieu à Berne une énorme manifestation festive nocturne. Le nombre de participants s’est monté à au moins dix mille jeunes et un tel nombre de manifestants n’avait plus été observé depuis 1987. Aussi inattendue qu’impressionnante, cette manifestation festive, ou cette fête revendicative, s’est faite autour de deux mots d’ordre : se libérer par la danse et combattre l’ennui. Les jeunes y exprimaient un malaise commun et perdurant depuis de nombreuses années : ils sont confrontés à une vie nocturne cloisonnée et uniforme, les lieux alternatifs déjà rares disparaissant d’année en année. De plus, ce besoin de faire la fête autrement était accompagné d’une critique du capitalisme en général. Cette tanz-demo a duré toute la nuit sans connaître aucune violence. Cet ennui et cette envie de vivre la nuit de manière alternative sont un potentiel réel de mobilisation pour la jeunesse suisse. On attend encore et toujours une véritable politique culturelle, qui n’aurait pas pour but, à coup de patentes et d’interdictions, de faire fermer tout établissement à peu près vivant, aux horaires d’ouvertures non fixés, à la musique non standardisée, aux boissons peu onéreuses.

L’expérience de la vie nocturne suisse contemporaine est celle d’un milieu où les squats se voient obligés d’organiser des soirées plus ou moins secrètes face à un public trop important. En effet, ils doivent répondre à eux seuls à la demande de plus en plus forte de fêtes alternatives. Et la situation ne semble s’améliorer nulle part. A Bâle, le même soir qu’à Berne, une fête interdite a réuni environ mille personnes, dispersées violemment par la police en cours de nuit. Une fête de la même ampleur avait déjà eu lieu l’an dernier dans un ancien hôpital de la jeunesse de Bâle. A Genève, une partie du quartier des Grottes doit être démoli dans le cadre des travaux d’agrandissement de la gare. Ainsi disparaîtront différents lieux où concerts à « l’arrache » et fêtes sans recherche de marge de profit pouvaient encore avoir lieu. La bataille contre l’ennui pose la question du bien vivre, de la fête libre ; cette bataille est loin d’être finie.

Pierre Raboud

21 juillet 2012, 15:07 | Conseil communal / Education / Lausanne / National

Une réponse à “Nuits chaudes : ennui ou cauchemar?”

  1. michops le 13 mars 2014 à 21:34 #

    En effet ce qui manque, ce sont des lieux où les gens peuvent se rencontrer, discuter, faire de nouvelles connaissances et échanger des idées tout en buvant une bière sans devoir hurler pour se faire comprendre sous une musique assourdissante. C’est assez paradoxal de constater que dans les années 80 et 90 ces lieux étaient plus nombreux qu’aujourd’hui. Finalement quand on y repense ces établissements tels que mad, amnesia, et autres sont une resurgence des discos d’antan, que nous appelions boîte à c… et que nous évitions comme la peste. Prix exorbitants, superficialité, solitude dans la foule, frimes, bagarres, drague vulgaire, etc.. etc..

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