grève 1918

  1. La situation économique

 

La première Loi fédérale sur les fabriques, celle de 1877, fut révisée et remplacée par une nouvelle loi, en 1914, qui prévoyait une durée de travail hebdomadaire de 59 heures.

 

Dans les entreprises de transports et les fabriques touchées par la loi, la journée moyenne oscillait ainsi entre 10 et 11 heures ; dans les autres fabriques (non soumises à la loi fédérale), la durée de travail journalière atteignait souvent 15 heures. Seules certaines industries liées à la production du matériel de guerre admirent les 8 heures dès 1917.

De 1901 à 1910, 300.000 personnes passèrent de l’agriculture à l’industrie et 200.000 de la campagne à la ville. La population citadine représentait environ 25 % du total. L’agriculture, avec une population de 1.150.000 personnes, occupait 33 % de la main-d’œuvre et l’industrie 47 %, soit un demi-million d’ouvriers correspondant à environ 1.500.000 habitants. Trois cent mille personnes étaient en outre occupées dans le commerce, 180.000 dans les transports et 200.000 dans les professions libérales.

Le revenu moyen annuel d’un gros paysan était, en 1910, de 6.600 francs. « Si la position du paysan à forte exploitation est excellente, celle du petit paysan est médiocre mais tend à s’améliorer. Ce dernier est certainement une victime économique, mais une victime sur le pain de laquelle on a laissé une bonne couche de beurre. Et puis il sait se défendre, car il est, en Suisse, la grosse puissance politique électorale et il sait, dans les traités de commerce, utiliser au mieux sa puissance », écrit P. Sublet dans son ouvrage La Situation sociale en Suisse, publié en 1914.

 

Salaires de misère

 

Que dire alors du sort de la victime qu’était l’ouvrier. Les salaires variaient, suivant les métiers, de 3 à 10 francs par jour ouvrage, soit une moyenne annuelle, sans chômage, de 1.500 francs. De ce fait, la nécessité d’économiser se faisait sentir jusque dans la nourriture et les effets de la sous-alimentation n’étaient malheureusement pas rares. Le loyer annuel moyen par pièce était de 179 francs à Zurich, 190 à Vevey, 203 à Berne et 217 francs à Lausanne. Dans l’ensemble, le mètre cube d’air des maisons les plus misérables coûtait deux fois plus cher que celui d’une villa de luxe.

Rien d’étonnant si le logement de l’ouvrier (sauf dans les villages industriels de la Suisse alémanique) était des plus exigus : à Fribourg 35 % des appartements n’avaient qu’une chambre ; à Berne 36 % des 5.500 logements ouvriers n’avaient pas de cuisine suffisante, 86 % pas de toilettes hygiéniques, 56 % pas d’eau courante, 16 % pas de chauffage ; à Lausanne, l’enquête municipale de 1894 démontra que le logement absorbait un quart du salaire de l’ouvrir et ceci pour des appartements humides dans une proportion de 7,6 % (36 % en 1912) et manquant totalement d’hygiène ; en 1913, le loyer représentait un tiers, parfois la moitié du salaire. A Genève, c’était encore pire.

La « solution » adoptée fréquemment était la sous-location, au détriment de la santé et de la moralité. « Rien n’est plus commun qu de voir une famille d’ouvriers louer deux chambres sur trois et s’entasser dans une pièce unique, la moins belle et la moins bien exposée de l’appartement », écrivait Ch. Naine en 1913. Il ne faut dès lors pas s’étonner si, à Lausanne, la mortalité infantile était de 10 % dans les quartiers riches et de 36 % dans les quartiers pauvres (1).

 

Chômage endémique

 

Comme si les bas salaires ne suffisaient pas, le travail n’était pas assuré pour tout le monde et le chômage (sans indemnité) frappait en moyenne 5 % des ouvriers, c’est-à-dire environ 20.000 travailleurs ; ce qui signifiait 100.000 personnes sans pain. Les caisses de pensions étaient, en outre, inexistantes ou rares et lors de la votation populaire de 1912 on parlait encore de l’encouragement à l’assurance maladie - par des subventions versées aux caisses, par la liberté laissée aux cantons de la rendre obligatoire – et de la création d’une assurance nationale en cas d’accidents de travail.

Malgré le grand nombre de caisses de secours communales ou privées – ces dernières au nombre de 3.700 – et leur richesse (la Bourse des pauvres de Neuchâtel gérait 21 millions, celle du canton de Vaud 15, celle de Genève 6), la demande d’aide était telle qu’elles ne suffisaient pas aux besoins. Le total des assistés était en effet énorme : 12.000, en 1913, pour la seule ville de Genève. Il s’agissait de chômeurs, bien sûr, mais aussi de travailleurs vraiment trop mal payés : surtout ceux qui travaillaient à domicile (55.000 pour les industries horlogère, textile et de l’habillement) et qui représentaient la dernière catégorie prolétarienne avec des salaires atteignant un maximum de 1 franc 50, par jour pour les femmes et 2 francs 50 pour les hommes, et des minima de 12 centimes l’heure dans la ganterie et le tricotage.

Et pourtant la Suisse d’avant 1914 était déjà un pays riche avec une fortune évaluée à 32 milliards. Seulement cette fortune était fort mal répartie : à Zurich, par exemple, pour 64.000 personnes sans fortune aucune, 767 possédaient 100.000 à 200.000 francs, 149 de 500.000 à 1 million de francs, et 98 plus d’un million ; sur le plan national, 24 milliards appartenaient à la propriété dite individuelle, concentrée cependant dans les mains d’un petit cinquième de la population helvétique.

Cette situation n’était pas, et ne pouvait pas être, acceptée passivement par tout e monde ; en 1914, les associations ouvrières groupaient 250.000 membres, dont 160.000 affiliés soit aux différentes caisses mutuelles, soit à la Société du Grütli, le reste se répartissant entre l’Union syndicale suisse (65.000 membres) et les syndicats catholiques (25.000).

 

Les « listes noires »

 

La proportion des travailleurs organisés était donc trop faible, cette faiblesse étant à la fois la cause et l’effet de l’existence des ignobles « listes noires » grâce auxquelles les patrons refusaient le travail aux ouvriers compromis par leur activité syndicale ou leur participation aux grèves.

Car les grèves étaient fréquentes, même si les résultats atteints n’étaient que rarement valable par « manque de solidarité, mais aussi en raison de la pression des autorités qui se mettaient régulièrement du côté des patrons : quand les grèves prenaient de l’extension, on levait non seulement la gendarmerie, mais aussi la troupe, soi-disant pour maintenir l’ordre, en réalité pour faire peur aux ouvriers et jeter la crainte dans leurs familles » (P. Perrin, La grève générale de 1918, p. 332).

Malgré la mobilisation et le départ des ouvriers étrangers, le chômage devint de plus en plus grave (sur 9 % des travailleurs non mobilisés, 22 % n’étaient occupés que partiellement), des milliers d’ouvriers furent brusquement congédiés et ceux qui restèrent dans les usines durent consentir à des réductions de salaire et de leur journée de travail ; le renvoi des domestiques privés et la fermeture des hôtels provoquèrent une recrudescence du chômage féminin. Après plusieurs mois seulement, une certaine amélioration se fit sentir sur le marché du travail, ceci surtout à la suite de la reconversion vers l’industrie de guerre de pas mal d’entreprises métallurgiques et horlogères (la main-d’œuvre spécialisée – devenue rare à cause de la mobilisation – fut alors particulièrement recherchée). Le Conseil fédéral ayant suspendu l’application de la loi sur les fabriques et les internés travaillant pour peu de chose, les salaires restèrent cependant nettement inférieurs, n’atteignant parfois que 50 % de ceux, déjà bas, de 1914. En 1917 ils avaient à peine augmenté d’un quart.

 

Renvois de personnel à la Confédération

 

En 1915, le personnel fédéral se vit supprimer les augmentations triennales et interdire toute promotion aux postes devenus vacants. En outre, des milliers d’employés auxiliaires furent licenciés et tous les apprentis des CFF renvoyés. Dans les compagnies de chemin de fer privées, qui étaient au nombre de cent environ, les salaires avaient été réduits de 25 à 50 % au début de la guerre et la misère était si grande que les cheminots fédéraux organisèrent, malgré leurs propres difficultés, une collecte pour les plus malheureux.

La crise fut particulièrement sensible dans le bâtiment, un nombre considérable d’appartements devenant vacants à la suite du départ des travailleurs étrangers mobilisés et aussi du retour à la campagne de nombreuses familles de mobilisés suisses. En effet, pour les familles paysannes la mobilisation, quoique grave, puisqu’elle signifia le départ des hommes valides ainsi que la réquisition des animaux de trait avec les inconvénients qui en résultèrent dans les travaux agricoles, ne se répercuta pas aussi fâcheusement qu’à la ville sur le logement et la nourriture (il n’y avait pas à l’époque de caisses de compensation et les familles des mobilisés vivaient de quelques maigres subsides et de bons de pain et de lait).

 

La pénurie déclenche la spéculation et un renchérissement catastrophique

 

Au moment de l’éclatement de la guerre, les entraves apportées aux exportations et au transit gênèrent l’économie suisse davantage que la mobilisation ; le ravitaillement du pays n’était presque pas organisé et laissé pratiquement en main des gros importateurs, à l’exclusion du blé dont le prix augmenta néanmoins de 73 % en un an. M. Aubert écrivait en 1915 : « Les intermédiaires qui ont pu s’assurer un certain stock ne le cèdent qu’avec une marge de bénéfice bien supérieure à celle dont ils se seraient satisfaits en temps normal ».

Les importations ayant cessé, le marché manqua souvent de charbon et même de pommes de terre et l’indice des prix (sans contrôle) passa de 132 en 1916 à 169 en 1917 et 220 en 1918. La brusque pénurie de moyens de transports et leur renchérissement (les frets maritimes sextuplèrent) ne facilita pas les choses et l’ordonnance du Conseil fédéral contre l’usure resta pratiquement sans effet. La situation devint au contraire plus grave quand des spéculateurs mirent la main sur les produits alimentaires suisses pour leur faire passer la frontière par toutes sortes de voies détournées, voire par contrebande, ce qui contribua encore à la hausse des prix et à la pénurie de vivres.

A la suite de l’octroi par le Conseil fédéral du monopole exclusif de vente à l’étranger à l’Union suisse des exportateurs de fromage en juillet 1915, le prix du lait monta, le mois suivant à 26 centimes, l’exportation de fromage et de lait condensé dépassant les chiffres d’avant-guerre. L’étranger payant le gros prix, le peuple suisse n’avait qu’à se priver de ses produits ; bien plus, pour se chauffer, il fut obligé de payer cher le charbon allemand dont le coût avait augmenté en proportion de la spéculation alimentaire helvétique. En 1916, en plus du fromage et du lait condensé, la bourgeoisie marchande suisse exporta aussi 158.000 quintaux de lait frais, 200.000 quintaux de chocolat et 60.000 têtes de bétail.

Le renchérissement frappa donc particulièrement les produits agricoles, les gros paysans bénéficiant souvent aussi de la spéculation ; quant aux petits, ils payèrent au contraire leur part par le biais de la forte hausse du prix des terrains.

Si tous les produits destinés à l’industrie renchérirent fortement (charbon 10 à 15 %, pétrole 40 %, cuivre 36 %, aluminium 100 %, plomb 20 %, étain 13 %, zinc 300 %), la hausse fut de 15 à 35 % pour la viande, de 25 % pour les farines, de 10 % pour les produits laitiers, de 50 % pour les œufs, de 30 à 40 % pour les pâtes, de 20 % pour le riz, de 20 % pour le sucre, de 40 % pour le cacao.

De 1914 à 1918, le prix du porc passa de 2 francs 40 à 9 francs le kg, celui du lard de 2 francs 60 à 12 francs, du saindoux de 2 à 5 francs, du bœuf de 2 francs à 4 francs 60, du pain de 35 à 75 centimes, de la farine de 45 à 84 centimes, du riez de 80 centimes à 1 franc 05, du lait de 23 à 32 centimes, du beurre de 3 francs 60 à 7 francs 80, de l’huile de 1 franc 80 à 5 francs 75, du fromage de 2 francs 20 à 4 francs 20, des œufs de 10 à 50 centimes la douzaine, de la farine de maïs de 30 à 80 centimes, des pâtes de 55 centimes à 1 franc 42, du sucre de 55 centimes à 1 franc 48, des pommes de terre de 10 à 30 centimes. Le prix de cent kilos de coke monta de 4 francs 80 à 25 francs, les briquettes de 4 à 20 francs, les boulets d’anthracite de 5 à 28. On ne s’étonnera pas si les protestations contre la vie chère devinrent de plus en plus fréquentes (une des plus importantes fut celle organisée en août 1917).

 

Le peuple sous-alimenté

 

Ainsi, « tandis que la sous-alimentation, la faim même, s’étendaient à d’autres milieux que la classe ouvrière proprement dite, c’est-à-dire aux employés et aux fonctionnaires, dans l’agriculture, les gros paysans, surtout, firent de bonnes affaires et certaines industries réalisèrent des bénéfices considérables et versaient des dividendes jusqu’à 25 % » (P. Perrin, « La grève générale de 1918 », Revue syndicale, p. 333).

Dès 1916, une « carte bleue » donna droit à l’achat de denrées alimentaires à prix réduits (en 1918, les bénéficiaires de cette mesure s’élevaient à 692.000), le rationnement du sucre, du riz et de la viande n’intervint qu’en janvier 1917, celui du pain en octobre 1917 et celui de la graisse, du fromage et du lait entre mars et juillet 1918. C’est dire que le marché noir, l’accaparement et la spéculation eurent trop longtemps beau jeu.

 

 

  1. La situation politique

 

Vers le milieu du siècle passé il était possible de se proclamer socialiste tout en étant membre du parti radical. (…)

En septembre 1864, voit le jour à Londres l’Association internationale des travailleurs, dont la première section suisse est celle de Genève (début de 1865), suivie, la même année, par celles de Lausanne, Vevey et Montreux (en avril aura lieu dans le canton de Vaud la grève du bâtiment).

Le premier congrès de l’AIT se tient du reste à Genève en septembre 1866 et le deuxième, à Lausanne, en septembre 1867 (entre temps des sections AIT se créent à Nyon et Rolle) ; le congrès de 1868 aura lieu à Bâle.

Mais, bientôt, le conflit entre internationalistes autoritaires (marxistes) et libertaires (bakouninistes) s’aggrave et scinde le mouvement internationaliste suisse entre Genevois et Jurassiens. A la suite du congrès de la Fédération romande de la Première Internationale (La Chaux-de-Fonds, avril 1870), la scission devient effective entre socialistes et anarchistes et ces derniers fondent, sous l’impulsion de James Guillaume, la Fédération jurassienne, dont l’existence, en tant que mouvement anarchiste organisé, se terminera en 1880.

Cette tendance s’était développée dès 1867 surtout dans le Jura (Le Locle, La Chaux-de-Fonds et le Vallon de Saint-Imier) ; dans le reste de la Suisse, son influence, quoique favorisée par l’arrivée des réfugiés de la Commune de Paris, se limite aux localités de Genève, Lausanne, Vevey, Berne (où parut jusqu’en 1877 l’organe alémanique Arbeiter Zeitung), Zurich et Bâle. Cependant, à l’exclusion peut-être de Vevey, l’anarchisme ne fut jamais majoritaire dans la classe ouvrière, dont les dirigeants restèrent fidèles à Marx. Dans le Jura même, la Fédération devint peu à peu minoritaire, dépassée par le syndicalisme de tendance socialiste.

 

Des sociétés du Grütli au PSS

 

En 1887, le Vaudois Aloys Fauquez fonde une Fédération des Sociétés du Grütli (la première de ces sociétés étant celle de Genève, créée en 1835 par des Alémaniques comme société de chant et devenue, dès 1838, un groupement pour l’éducation radicale parmi les ouvriers) ; les membres sont recrutés surtout parmi les enseignants et les ouvriers et il est indéniable que les ouvriers « grutléens » forment à l’époque l’élite du prolétariat suisse non-anarchiste (localement les sociétés adhèrent à l’Union ouvrière). Deux ans plus tard naît à Lausanne le journal Le Grütli, équivalent romand de l’alémanique Grütlianer qui paraît depuis 1851.

Mais, peu à peu, la distinction des grutléens entre radicaux et socialistes se fait de plus en plus nette et, quand en 1888 se crée le Parti socialiste suisse, de nombreux membres des sociétés du Grütli y adhèrent en attendant la fusion du Grütli avec le PSS en 1901 ; en Suisse romande aussi Le Grütléen deviendra (de 1909 à 1917) l’organe du Parti socialiste. Les grutléens formeront cependant, au sein du Parti socialiste, l’aile droite qui se concrétisera de façon irréversible dès 1914 et aboutira, en 1916, à la scission : les « social-patriotes », ralliés à la politique militaire de la Suisse, formeront ce Grütli-Verein que Lénine définira (dans son travail « La tâche des représentants de la gauche de Zimmerwald dans le Parti socialiste suisse ») comme « une des manifestations de la tendance de politique ouvrière bourgeoise ».

L’influence, sur le terrain des luttes du travail de l’anarchisme n’a du reste pas complètement disparu et, au moment de la grève générale vaudoise de 1907, elle ne sera pas étrangère à la manifestation de solidarité dont bénéficient les ouvriers chocolatiers d’Orbe et de Vevey.

Vers la même époque, la puissante Fédération des Unions ouvrières de la Suisse romande représente le syndicalisme révolutionnaire d’origine française eet son organe La Voix du Peuple (1906-1911), qui paraît jusqu’en 1910 à Lausanne et ensuite à Genève, publie des articles de James Guillaume. Malheureusement, après une vaine tentative d’alliance avec l’Union syndicale (qui avait remplacé en 1880 l’Union ouvrière, fondée, elle, en 1873, par H. Greulich avec un certain esprit antibakouniniste) à laquelle est affiliée la majorité des syndiqués alémaniques, la Fédération romande est minée, dès 1911, par des querelles internes qui feront, en définitive, le jeu des socialistes nationalistes suisses (dès 1910 on lui oppose avec succès une Confédération romande du travail, absorbée en 1918 par l’USS).

 

Tendances antimilitaristes

 

Les tendances antimilitaristes continuent cependant à influencer les masses ouvrières, surtout en Suisse romande, car – comme l’écrit P. Reymond-Sauvain – « l’antimilitarisme était favorisé par le fait que, très souvent au cours d’un siècle, l’armée avait été utilisée contrer les ouvriers lors des conflits qui les opposaient au patronat.

Dès 1900, des grèves ont lieu avec toujours plus de fréquence et sous le prétexte de prévenir d’éventuelles violences, fruits d’agitateurs étrangers, presque chaque fois des soldats sont mobilisés ; dans certains cantons (Bâle-ville, Berne, Zurich et Vaud) des lois spéciales sont édictées pour « défendre la cause de l’ordre ».

Ainsi, de 1860 à 1918, l’armée suisse est mobilisée contre les ouvriers en lutte, c’est-à-dire pour sauver les intérêts capitalistes, au moins dix-sept fois (2).

Aussi la tendance antimilitariste des socialistes suisses va-t-elle devenir toujours plus importante (au niveau des dirigeants, nommons Affolter, Nobs, Schmid et surtout Naine et Graber) et lors du congrès d’Aarau (novembre 1915), la proposition des sections de Zurich et de Neuchâtel – précisant que « la paix ne peut être obtenue par la continuation de la guerre, mais seulement par l’action révolutionnaire de la classe ouvrière » - sera adoptée par 330 voix contre 51.

Les milieux bourgeois suisses ont fait avec exagération de Zimmerwald (septembre 1915) une réunion de diables alors qu’à côté d’une dizaine de léninistes il y avait une forte majorité de socialistes démocratiques et même des socialistes pacifistes ; les socialistes suisses Grimm, Naine, Graber et Platten participèrent à la rencontre à titre personnel, ce qui n’empêcha pas la bourgeoisie helvétique de s’en prendre à certains dirigeants socialistes coupables d’être des Allemands naturalisés suisses.

Le fait est que la mode d’alors était à la socialistophobie, dont un triste échantillon est le suivant, dû à la plume de Gonzague de Reynold : « Avant 1914, nos universités étaient encombrées d’étudiants – parfois même de privat-docents et de professeurs – russes, israélites ; il y avait dans plusieurs de nos villes des nids d’anarchistes. En 1914, au lieu de procéder immédiatement à l’épuration nécessaire, on garda, on laissa même entrer des réfugiés trop nombreux. Ainsi la Suisse devint l’observatoire central du bolchevisme… Résultat : la grève générale de 1918 qui échoua tout juste, grâce à l’énergie de l’état-major, des Romands, des paysans et des catholiques » (La Démocratie et la Suisse, p, 287).

La tension sociale était donc suffisamment élevée quand, en 1915, éclata le « scandale des colonels ».

Le procès qui s’ensuivit fut rendu nécessaire afin de calmer les esprits de la population, spécialement romande, car on passait par une réelle germanisation de la Suisse, ce qui explique aussi un peu la ridicule association que l’on fera très souvent ensuite entre les adjectifs « communiste » et « allemand ».

En avril 1917, Lénine quitte la Suisse et écrit sa « Lettre d’adieu aux ouvriers suisses ». Dans la réalité, le mouvement véritablement léniniste se limitait à une section zurichoise de jeunes (3) dont les effectifs sont évalués par La Tribune de Lausanne du 9 novembre 1918 à environ 400, sans compter quelques éléments à La Chaux-de-Fonds et à Genève (où paraît La Nouvelle Internationale et où le Français Guilbeaux – qui sera expulsé en décembre 1918 – publie la revue Demain). Les travailleurs suisses sont bien loin d’écouter les rares appels à la révolution violente et tous les journaux socialistes importants – La Sentinelle de La Chaux-de-Fonds, la Tagwacht de Berne, le Volksrecht de Zurich et le Vorwärts de Bâle – sont des journaux modérés.

 

La Troisième Internationale

 

Du reste, si lors du congrès extraordinaire du PSS qui eut lieu en 1919 la démission du parti de la Deuxième Internationale et son adhésion à la Troisième dite communiste fut votée à la majorité des deux tiers, les votations au sein des sections pour confirmer à la base la décision du congrès donnèrent – malgré toute la charge affective que représentait pour beaucoup, au-delà de toute considération idéologique, la Révolution russe – une nette majorité contraire à cette adhésion qui fut ainsi repoussée par 13.975 voix contre 8.280 et 13.000 abstentions. Dans le canton de Vaud seules les petites sections de Leysin, Lucens et Montreux donnèrent une majorité favorable ; les cantons qui votèrent pour la Troisième Internationale furent Bâle-Ville (75 %), Schaffhouse (75 %) Tessin, Zurich (28.000 contre 2366), Bâle-Campagne (415 contre 385) et Genève (94 contre 54). Et en 1921 déjà, au moment de la scission parti socialiste - parti communiste, la majorité négative est plus forte encore, et seules les sections de Bâle-Ville et de Schaffhouse approuvent les « 21 points de Moscou ».

Pour compliquer les choses et augmenter la tension sociale, survint, vers la fin de 1917, l’ordonnance du Conseil fédéral astreignant les déserteurs et réfractaires étrangers (30.000 environ, parmi lesquels de nombreux Italiens) à des travaux d’utilité publique (à Zurich par exemple ils seront employés à la correction du cours de la Limmat et à des travaux agricoles dans les communes limitrophes) en échange de la nourriture, du logement et d’une solde de 1 franc 50 par jour, plus 50 centimes à titre d’indemnité d’habillement. A l’insuffisance du salaire s’ajoutait surtout le fait que les hommes ainsi mobilisés étaient soumis à une discipline toute militaire, ce qui les privait de toute possibilité de discuter de leur état, créant ainsi de force une importante masse qui concurrençait la main-d’œuvre « normalement » rétribuée (P. Reymond-Sauvain, p. 70).

Les socialistes ne pouvaient en aucun cas accepter une telle situation, d’autant plus que l’on parlait dans les milieux ouvriers, avec toujours plus d’insistance, d’un projet de loi fédérale sur un prétendu service civil prévoyant la mobilisation de toute personne valide des deux sexes, âgées de 14 à 60 ans (à l’exception des employés de l’administration fédérale, des hôpitaux, du commerce alimentaire et les enseignants), ceci dans le but d’augmenter la production industrielle, mais sans qu’il soit question de payer les déplacements, d’assurer cette main-d’œuvre mobilisée contre les accidents et la maladie, ni de lui donner un salaire convenable.

De telles prises de position réactionnaires montrent que les responsables politiques du pays n’avaient pas tiré les enseignements de la première leçon issue des élections de l’automne 1917, où une avance socialiste importante se produisit dans les cantons de Soleure, Zurich et Berne (la capitale fédérale elle-même eut une majorité socialiste).

Parmi les élus socialistes, notons au passage les noms de Sigg, Affolter, Rimathé, Schenkel, Pfluger, Ryser, Muller G., Greulich, Wulfschleger, Studer, Jäggi, Düby, Graber, Grimm, Grospierre, Naine, Platten, Schmid et Huggler ; les élus romands ne sont qu’une courageuse minorité.

 

Le « Soviet d’Olten »

 

Le 4 février 1918 a lieu à la Maison du peuple d’Olten la réunion commune des représentants de l’USS et du PSS et l’on décide la nomination d’un Comité d’action, immédiatement baptisé « Soviet d’Olten » par la presse bourgeoise, dans lequel entrent Grimm, Düurr, Ilg et Schurch pour l’USS, Platten (le seul qui deviendra communiste), Schneider, Nobs, Grospierre et Graber pour le PSS, Düby, Huggler et Woker pour les organisations du personnel ferroviaire.

Le programme économique ébauché par le Comité d’action d’Olten est examiné en détail lors de la conférence syndicale de Berne au moins de mars suivant. « Le mécontentement des travailleurs augmentait sans cesse en proportion de la situation toujours plus difficile. Non seulement le renchérissement des vivres persistait, mais les rations devenaient toujours plus maigres, si bien qu’un bon nombre de membres des organisations syndicales commençait à réclamer l’emploi de la grève générale » (L’Union syndicale suisse de 1880 à 1930, p. 157).

Sur ces entrefaites, l’agitation populaires (dès 1916, l’action syndicale, paralysée au cours des premiers mois de la guerre, avait repris) devient telle qu’en février 1918 déjà l’on mobilise 6.000 soldats, tant il est vrai que « pour un gouvernement muni des pleins pouvoirs, rien n’est plus simple que de faire appel à l’armée pour se sortir d’embarras » (Perrin P., p. 336).

Le Conseil fédéral répond aux revendications des organisations ouvrières en augmentant le prix du lait de 32à 40 centimes le litre. L’indignation populaire est telle, cependant, que les autorités fédérales doivent céder et mettre les huit centimes d’augmentation à la charge des cantons, qui vont subir à leur tour la pression des travailleurs avant que la décision ne soit appliquée pratiquement.

 

Le postulat de la journée de huit heures.

 

Ce programme économique est approuvé les 27 et 28 juillet suivants lors du Premier Congrès général ouvrier de Bâle (convoqué par le Comité d’Olten avec un seul point à l’ordre du jour : « Situation de la classe ouvrière et les moyens de défense). Il réunit 329 représentants du PSS, de l’USS et de l’Union fédérative des fonctionnaires, employés et ouvriers de la Confédération, qui décident en outre de revendiquer la journée de huit heures pour l’ensemble de la classe ouvrière.

Ce congrès n’est pas encore clos qu’arrive la réponse négative du Conseil fédéral qui refuse toutes les revendications. Il est alors décidé – par 325 voix contre 4 – que le Comité d’Olten entrera à nouveau en pourparlers avec le Conseil fédéral « pour obtenir des déclarations positives ». La résolution finale se conclut ainsi : « Pour le cas où le Conseil fédéral ne donnerait pas, à bref délai, satisfaction suffisante, le congrès décide d’organiser la grève générale nationale ».

La proposition suivante du Comité d’Olten est aussi adoptée par 239 voix sur 329 : « Le congrès manifeste sa volonté de recourir à la grève générale avec discipline et cohésion et en évitant tout excès. Il invite le personnel des entreprises militarisées et les soldats auxquels on ordonnerait des mesures de violence de refuser l’obéissance ».

Ce texte rappelle bien celui d’un tract qu’une quinzaine d’années auparavant l’USS et le PSS avaient publié pour protester contre l’emploi systématique de la troupe pendant les grèves (« Nous considérons du devoir de chaque soldat de refuser de tirer sur ses camarades de travail, de ne pas se servir de ses armes contre eux, de refuser l’obéissance dans une telle situation et d’empêcher un tel crime par tous les moyens ») et démontre bien que – malgré le renvoi indéfini de la part de la Direction du PSS (Grimm) du congrès extraordinaire dont l’assemblée du PSS de novembre 1916 à Zurich avait prévu la convocation pour janvier 1917, et qui devait discuter de la position du parti à l’égard de la guerre – les sentiments antimilitaristes restent vivaces au sein de la classe ouvrière (un exemple : les manifestations de La Chaux-de-Fonds en mai 1917 et de Zurich en novembre 1917).

 

Les onze points du Comité d’Olten

 

Le 22 juillet le Comité d’Olten formule, à l’intention du Conseil fédéral, les onze revendications suivantes :

  1. Abrogation de l’arrêté du Conseil fédéral du 12 juillet 1918 soumettant le droit de réunion et de démonstration, ainsi que la liberté de la presse, au contrôle de la police des cantons.
  2. Abrogation de l’arrêté fédéral ordonnant que les déserteurs soient repoussés de l’autre côté de la frontière.
  3. Institution d’un Office fédéral de l’alimentation en rapport avec une commission dans laquelle la classe ouvrière serait représentée en proportion de son importance.
  4. Meilleur rationnement et meilleure répartition des denrées alimentaires, en tenant compte des difficultés spéciales de ravitaillement de la classe ouvrière.
  5. Réglementation des approvisionnements en denrées alimentaires et des objets de première nécessité, par la création de marchandises-types uniformes et par la fixation de prix uniques.
  6. Soumission du commerce privé de gros à une concession et contrôle de la fixation des prix avec la collaboration de la classe ouvrière.
  7. Ravitaillement de la population en charbon par un office d’importation et de répartition géré par la classe ouvrière.
  8. Institution d’offices de salaires paritaires ayant la compétence de régulariser les salaires dans les industries importantes et le commerce par région ou canton.
  9. Réduction des heures de travail par un arrêté du Conseil fédéral pour tenir compte de la diminution de la capacité physique de travail provenant des difficultés de se nourrir.
  10. Encouragement à la construction de logements d’ouvriers, par les communes ou les coopératives, moyennant avance par la Confédération de capitaux à un taux modéré.
  11. Allocation supplémentaire de renchérissement pour le personnel fédéral et introduction de la journée de huit heures dans les exploitations fédérales et les entreprises de transport.

 

Résolution du congrès syndical de Berne

 

Il est vrai que la conférence des organisations syndicales intéressées, réunie les 7 et 8 août, revient quelque peu en arrière, car on admet le danger que pourrait représenter une grève générale. Mais après de sérieuses discussions à ce sujet au sein des fédérations, le Congrès syndical, réuni à Berne, adopte la résolution suivante : « Le congrès syndical suisse constate que les mesures prises jusqu’à présent par l’Etat pour parer à la situation misérable des travailleurs en Suisse sont absolument insuffisantes et que malgré les longues années de guerre, le Conseil fédéral poursuit sa politique exclusive de classe Le Comité syndical est autorisé à continuer de vouer toute son attentions aux questions économiques et, de concert avec la Commission syndicale, de prendre immédiatement des mesures pour défendre la classe ouvrière contre l’aggravation des conditions d’existence, contre les infractions aux clauses de la protection du travail, contre la menace d’expulsion de fonctionnaires syndicaux et contre la mobilisation d’ouvriers grévistes, tout cela éventuellement au moyen de la grève générale ».

Le Conseil fédéral avait décidé, entre-temps, la création d’une Commission fédérale de l’alimentation, un organisme de plus qui n’aboutit à aucun changement concret.

Un autre décret du Conseil fédéral imposait, depuis juillet, aux organisateurs de cortèges et réunions ouvrières le contrôle de la police, sous peine de dissolution : les participants à une manifestation non autorisée sont passibles de prison. C’est Zurich – où, avant la mobilisation, il y a déjà 15.000 soldats – qui est surtout visée, et à Zurich la prison prend le nom significatif de « Totenhaus », car on y est soumis au « Dunkelearrest », c’est-à-dire à l’isolement dans une cellule obscure et humide de deux mètres sur deux, en compagnie de rats, avec une ration quotidienne de 100 grammes de pain et un verre d’eau. Bien des prisonniers ont essayé de se suicider pour échapper à la folie ; ceux qui auront la chance de ne pas être condamnés à deux ans de prison, s’en sortiront avec une amande de 5.000 francs, alors que les étrangers sont expulsés (Robbiani, pp. 73-74). 

 

Les milieux militaires s’alarment

 

Entre-temps aussi, alors que des grèves ont lieu à Winterthour, Lugano et Zurich (où les employés de banque ont l’appui des ouvriers), les milieux militaires s’alarment et la Revue Militaire Suisse écrit, dans son numéro de juillet 1918, que « l’organisation de comités de soldats… est une manifestation sans équivoque d’insubordination collective. Cette insubordination s’affirme ouvertement dans deux régimes de la 4e division (4) qui font brigade, mais il y a longtemps qu’on croit savoir que des organisations analogues ont été poussées très loin dans la 5e division (5) ; ailleurs on a fait le silence sur des mutineries d’unités subalternes ».

En effet, en 1917 déjà, une « pétition pour la démocratisation de l’armée » circule parmi la troupe et une « Société de soldats » est créée dans le cadre du bataillon schaffhousois 61. Au début de l’année 1918, une « Fédération de soldats » naît dans la 4e et la 5e division et, peu après, une grave mutinerie doit être « sévèrement réprimée » dans un régiment de la 12e brigade d’infanterie cantonnée à Zurich. Rien d’étonnant si le 27 juin le général Wille ordonne la dissolution de toute association de troupe non officielle.

Le 10 août 1918, d’autre part, l’Union suisse des paysans – donnant en cela raison au pessimisme d’un révolutionnaire étranger disant qu’« avec les paysans suisses il n’y a rien à faire, car ils sont tous propriétaires » - adresse au Conseil fédéral une protestation dans laquelle on s’étonne « qu’en présence des menaces de grève générale et après avoir répondu à deux reprises au Comité d’Olten, celui-ci [c’est-à-dire le Conseil fédéral] ait consenti à négocier à nouveau ».

L’écho de Brugg arrive jusqu’à Lausanne où La Gazette du 21 août n’hésite pas à piétiner ses principes libéraux en écrivant que si on avait mis d’emblée les bandits d’Olten sous les verrous, avec leurs complices, le mouvement aurait été coupé court.

 

 

  1. Les événements

 

Brusquement, vers la fin du mois d’octobre 1918 – dans une ambiance déjà suffisamment remuée par les échos de la Révolution russe, par l’affaire dite des explosifs (6) et par des troubles périodiques (dès février la brigade d’infanterie 12 du canton d’Argovie était prête à intervenir depuis la banlieue zurichoise) – des bruits commencent à circuler à Zurich sur la prétendue imminence d’une insurrection (7).

Pris de panique, le Conseil d’Etat zurichois demanda le 31 octobre au Conseil fédéral l’autorisation de mobiliser un régiment parmi les paysans de la campagne zurichoise afin d’assurer l’ordre en ville.

Le Conseil fédéral (composé de cinq radicaux, d’un libéral et d’un catholique-conservateur : Muller, Haab, Decoppet, Schulthess, Calonder, Ador et Motta) refuse cette autorisation mais il charge le général Wille d’une enquête qui aboutit au rapport énergique du 4 novembre, dans lequel le général, tout en dénonçant « l’inaction coupable du Conseil d’Etat zurichois », propose au chef du Département militaire Decoppet la mobilisation de quatre brigades de cavalerie, « cette arme » - pour reprendre les propres mots de P. Perrin – « comprenant moins de citadins, contaminés par les idées révolutionnaires ».

 

Levée de troupes

 

Sans s’en référer aux Chambres, le Conseil fédéral décide, dans la nuit du 5 au 6 novembre, de mobiliser pur Zurich quelque 8.000 soldats (le total des soldats aux frontières ne dépasse pas 80.000 hommes). Le rapport du Comité d’Olten parle d’une « pression secrète de l’étranger qui détermina la mobilisation » ; il semble en tout cas que la crainte d’une intervention étrangère ait été partagée par les conseillers fédéraux Ador et Motta et il faut se demander – avec B. Antenen (p. 27 de son ouvrage La Presse romande et la Grève générale de 1918) – s’il n’y a pas eu des contacts entre le Conseil fédéral et les puissances victorieuses.

Quoiqu’il en soit, le 6 novembre, le Comité d’Olten se réunit d’urgence et envoie une délégation auprès du Conseil fédéral afin de protester « contre cette mobilisation inutile » et de la prier de retirer les troupes dans les environs de Zurich ou au moins, pour éviter des heurts, de les consigner dans les casernes.

Le Conseil fédéral refuse et intensifie même la mobilisation puisque, le soir du 6, le tocsin des villages rassemble les hommes du Landsturm dans les cantons de Zurich, Lucerne, Schwyz, Uri et Unterwald, tandis que (comme en Finlande une année auparavant, précédant la terreur blanche) se forment des unités de gardes civiques. Simultanément, dans la nuit du 6 au 7, quatre compagnies de Landsturm bernoises occupent le Palais fédéral, les arsenaux et les banques de la capitale. Du 7 au 9, toute la cavalerie et les régiments d’infanterie 7 (Fribourg) et 16 (Emmenthal) sont mobilisés, l’infanterie étant cantonnée dans les faubourgs de Berne.

Zurich – qui a vu arriver le 19e et le 31e régiments d’infanterie (Lucerne et Thurgovie), le bataillon grison 90 (ramené de la frontière nord-est), les brigades de cavalerie 3 et 4, deux compagnies cyclistes, des pionniers télégraphistes, deux compagnies sanitaires et diverses compagnies de Landsturm, presque toutes formées de paysans qui désirent rentrer au plus vite chez eux et accusent les ouvriers d’être la cause de leur mobilisation – a désormais l’air d’une ville occupée ; tous les bâtiments officiels, les banques et les ponts sont gardés militairement, des patrouilles parcourent les rues, des mitrailleuses sont en position dans les carrefours, des soldats, casqués et baïonnette au canon, occupent les plates-formes des trains. Tout ceci n’empêche pas une intense propagande antimilitariste de se développer sous forme de papillons et brochures jusque dans les cours des casernes et chaque jour la cavalerie doit intervenir pour disperser manifestations et cortèges dans le quartier de la Paradeplatz. Par contre, la preuve que des coups de feu aient été vraiment tirés des fenêtres sur la troupe n’a jamais pu être apportée.

Une grève d’avertissement de vingt-quatre heures qui doit toucher vingt des localités suisses les plus importantes est alors décidée, par un appel du Comité d’Olten (8), pour le samedi 9 novembre et elle est suivie avec enthousiasme ; en Suisse romande cependant, où les localités prévues étaient Le Locle, La Chaux-de-Fonds, Lausanne et Genève, les deux dernières furent avisées trop tard et ne purent ainsi pas réagir. Saint-Imier, par contre, s’associa spontanément au mouvement de protestation.

 

Appel de l’Union ouvrière de Zurich à la population

 

A Zurich, le comité de l’Union ouvrière distribue l’appel suivant à la population :

« Aujourd’hui le travail doit chômer. C’est votre tâche de veiller à ce que le chômage soit complet. La grève doit être menée avec solidarité.

« Ouvriers, le Conseil d’Etat du canton de Zurich vous a provoqués d’une manière inouïe. Il sent chanceler ses fauteuils et essaie de s’appuyer sur les baïonnettes. Ne vous laissez pas provoquer. L’association des déléguées de l’Union ouvrière est décidée à mener la grève de façon solidaire et elle prend la responsabilité de la faire d’une façon qui corresponde à l’importance et à l’honneur de la classe ouvrière de Zurich. Il faut éviter toute rencontre avec la force armée, mais opposez-vous énergiquement à toute provocation d’éléments irresponsables.

« Les services suivants seront maintenus : 1) le gaz, l’eau et l’électricité ; 2) les établissements pour le séchage des fruits ; 3) le transport des services sanitaires ; 4) le paiement des subsides pour les nécessiteux ; 5) le service de voirie ; 6) les restaurants sans alcool.

« Les restaurants peuvent être ouverts jusqu’à 9 heures du matin, de 11 heures et demie à 2 heures et de 6 à 8 heures du soir ; il est interdit de vendre de l’alcool. Tous les autres cafés et restaurants sont fermés. Tous les services seront soumis au contrôle des ouvriers. Les propriétaires sont invités à fermer les établissements et les magasins et à se soumettre sans hésitation aux ordres de la direction de la grève.

« Ouvriers de Zurich, venez protester ! ».

Le commandant de la place de Zurich, le colonel Sonderegger – un gros industriel d’Herisau qui passait pour un homme violent et pour un patron payant particulièrement mal ses ouvriers (il passera au nazisme dans les années 30 : cf. P. Perrin, La Grève générale de 1918, p. 339) – prend en outre, le même 9 novembre – lui qui se vante déjà de conseiller aux citoyens de « fermer les oreilles aux chants prometteurs des sirènes slaves » - la malheureuse décision d’interdire la commémoration de la révolution russe prévue depuis une semaine pour l’après-midi du dimanche 10 novembre. En vain, une délégation du Comité d’Olten s’étant rendue auprès du Conseil fédéral (et plus précisément des conseillers Calonder, Schulthess, Muller et Decoppet) demande, le dimanche matin, d’autoriser la manifestation. Le président de la Confédération Calonder ne veut pas désavouer le colonel Sonderegger qui avait, en plus, fait arrêter par ses troupes les postes de grève. La seule chose que le conseiller fédéral Calonder s promet est d’examiner la possibilité de retirer les troupes dans les villages aux alentours de Zurich. En réalité, lors d’une nouvelle entrevue qui a lieu le dimanche après-midi, Calonder communique que le Conseil fédéral entend rompre toute relation avec le Comité d’Olten ; d’après D. Robbiani, voici les termes exacts du conseiller fédéral : « Avec ces messieurs de la grève il est impossible de traiter ou de prendre des accords. Ils doivent uniquement retourner au travail, capituler sans conditions. Sans cela nous ne reculerons même pas devant le danger d’une guerre civile ». Au moment même où ces paroles sont prononcées, la population zurichoise, dans sa grande majorité, ignore l’interdiction du colonel Sonderegger (pour la simple et bonne raison qu’aucun journal, sauf le Volksrecht, n’a paru à cause de la grève, qu’aucun avis n’a été placardé et que les rues conduisant à la Fraumünsterplatz ne sont pas barrées – la radio n’existe pas encore) ; elle se rend à la manifestation et 200 soldats de la 1re et 2e compagnies du 19e régiment d’infanterie interviennent seulement quand 15.000 personnes sont déjà rassemblées.

 

L’intervention de la troupe à Zurich

 

Sans avertissement préalable, une cinquantaine de soldats tirent brusquement 500 balles, au point que tout autour de la place les maisons en sont criblées. Par miracle, seul un soldat est mortellement blessé, probablement par un ricochet. La foule s’écoule hors de la ville et se réunit à nouveau sur une prairie dans les environs d’Oerlikon avec l’intention d’y poursuivre la manifestation ; là elle est chargée par des escadrons de cavalerie, sabre au clair, ce qui provoque un assez grand nombre de blessés. La rage au cœur, cette foule impuissante doit se contenter de menacer les soldats d’aller mettre le feu à leurs villages de l’Entlebuch.

Le colonel Sonderegger n’est pas encore satisfait et ordonne expressément à la troupe de tirer dorénavant directement sur les manifestants !

 

Une offre trop tardive

 

Même le Conseil d’Etat de Zurich, qui s’était réfugié dans une caserne de la ville, comprend qu’on est allé trop loin et convoque le comité de l’Union ouvrière auquel il offre des concessions : l’application de la proportionnelle pour les élections cantonales, un siège au Conseil d’Etat à un représentant du Parti socialiste, la journée de huit heures pour le personnel de l’administration cantonale et la promesse d’intervenir auprès du Conseil fédéral pour un retrait partiel de la troupe. De Vallière prétend que le colonel Sonderegger se serait opposé à tout accord avec les organisations des travailleurs, mais il oublie d’ajouter que, même si tel a été le cas, l’offre était trop tardive et l’épreuve de force inévitable.

En effet, l’Union ouvrière zurichoise décide de continuer la grève au-delà des vingt-quatre heures et de l’étendre à tout le canton. Le manque d’adhésion immédiate de la part du Comité d’Olten (dont une fraction, devenue minoritaire, conseillait la reprise du travail) se heurte à la ferme décision de la grande majorité des responsables politiques et syndicaux zurichois, poussés parfois par les travailleurs eux-mêmes, à tenir tête à la réaction « à moins que les soldats ne quittent la ville ». Les événements révolutionnaires d’Allemagne ne pouvaient qu’inciter les ouvriers suisses à cet état d’esprit.

  1. Antenen écrit à ce sujet : « La lecture de la presse socialiste nous permet d’établir l’existence, au sein du Parti socialiste, d’un courant de gauche dont les positions vont bien au-delà de celles des dirigeants du parti. Ce courant a certainement joué un rôle déterminant dans l’effacement progressif de la direction du parti devant le Comité d’Olten. A Zurich, le fort noyau de militants acquis aux idées de la gauche zimmerwaldienne exerçait une influence, parfois déterminante, sur l’Union ouvrière ».

 

L’ordre de grève générale

 

Et c’est l’ordre de grève générale pour le lundi 11 novembre à minuit avec, comme but, les revendications suivantes :

  1. Réélection immédiate du Conseil national sur la base de la représentation proportionnelle.
  2. Droit de vote et d’éligibilité des femmes.
  3. Introduction de l’obligation générale au travail.
  4. Introduction de la semaine de 48 heures.
  5. Réorganisation de l’armée, dans le sens d’une armée populaire.
  6. Garantie du service du ravitaillement d’accord avec les producteurs agricoles.
  7. Assurance vieillesse et survivants.
  8. Monopole de l’Etat pour l’importation et l’exportation.
  9. Amortissement de toutes les dettes d’Etat par les possesseurs.

 

250.000 grévistes

 

La grève générale devait comprendre aussi les employés des transports et le personnel de l’Etat. Toutes les organisations professionnelles signèrent la proclamation de grève, sauf la Société suisse des employés des chemins de fer et des bateaux (19.000 membres) qui hésita et, une fois entraînée, fut la première à se déclarer en faveur d’une reprise du travail. Ainsi, sur 400.000 travailleurs salariés, 250.000 environs participèrent au mouvement. Par catégorie, le plus bel exemple de solidarité fut donné – malgré que les télégraphes de service aient communiqué à toutes les gares la fausse nouvelle que la grève était renvoyée – par les cheminots (30.000 environ), suivis par les ouvriers métallurgistes chez lesquels le pourcentage des grévistes dépassa 60 % ; seuls les employés des PTT flanchèrent vraiment, sauf à Zurich, Bâle, Berne, La Chaux-de-Fonds et Le Locle : 1.500 grévistes seulement sur 17.500.

Une enquête effectuée ensuite par l’USS, portant sur la participation à la grève dans 132 localités, démontra que ce n’est que dans 25 d’entre elles qu’aucun travailleur n’avait pris part au mouvement. Le total des grévistes fut, dans les 107 localités restantes, de 139.000, dont 51.000 non-syndiqués ; mais dans ces chiffres sont exclues, faute de données précises, les importantes localités de Berne, Olten, Zurich, Schaffhouse, Le Locle, Lausanne et Lucerne, où la grève fut suivie massivement.

Le 11 novembre, le Conseil fédéral mobilise la 1re division (Genève, Vaud et Valais romand) et une partie des 3e (Berne et Haut-Valais), 4e, 5e et 6e (Suisse orientale), soit environ 40.000 hommes ; avec la troupe qui occupe déjà Zurich et celle qui est à Berne, on atteint le chiffre de 50.000 mobilisés.

 

Entraves à la mobilisation

 

La mobilisation est d’emblée entravée par la grève massive des cheminots (ceux de Berne avaient répondu le même jour à l’appel – signé par 37 responsables ouvriers dont Naine et Grospierre – paru dans la Tagwacht du 11, sous le titre « Au peuple laborieux ») et il faut recourir aux camions ou, pour le régiment genevois en particulier, aux bateaux, puisque les trains conduits par des officiers ne suffisent pas.

Le même jour, le Conseil fédéral adopte une ordonnance qui soumet à la juridiction militaire les ouvriers et les employés des fabriques et établissements de l’armée ainsi que ceux des entreprises de transport qui ont vingt-quatre heures pour reprendre le travail. Les fonctionnaires, employés et ouvriers de l’administration fédérale, y compris ceux de la Banque nationale, qui participent à la grève peuvent être punis de peine allant jusqu’à une année de prison et 1.000 francs d’amende ; l’incitation à la cessation du travail ou l’empêchement de l’exploitation d’une entreprise publique (CFF, PTT, eau, électricité, distribution de denrées alimentaires) sont soumis aux mêmes peines.

 

L’adhésion des cheminots à la grève

 

Le Comité d’Olten répond en invitant les employés de la Confédération à ne plus obéir à leurs chefs si l’ordre donné signifie manquer à la solidarité avec les ouvriers en lutte. Le manifeste, qui se termine par les mots « on résistera par tous les moyens à l’ordre de mobilisation du personnel des chemins de fer », est signé par Woker, représentant du personnel fédéral auprès du Conseil d’administration des CFF et par les conseillers nationaux Düby et Huggler ; l’appel ne reste pas sans effet puisque, malgré les punitions prévues, l’adhésion des cheminots à la grève est presque unanime.

 

Convocation de l’Assemblée fédérale

L’Assemblée fédérale est convoquée en séance extraordinaire pour le 12 novembre, à 11 heures, et les socialistes ne craignent pas, malgré l’hystérie politique dominante (9), d’accuser le Conseil fédéral et l’état-major de l’armée d’avoir provoqué la grève par leur décision de mobiliser la troupe. Ils présentent en outre une motion demandant au Conseil national de nommer une commission chargée d’étudier et de prendre position au sujet des onze revendications du Comité d’Olten. L’Assemblée (élue, il faut le rappeler au système majoritaire, ce qui permet au conseiller Naine de s’exclamer : « Vous savez parfaitement bien qu’une cinquantaine d’entre vous au moins usurpent ici leur place ») rejette à deux reprises la motion, démontrant ainsi que la classe bourgeoise et les paysans préfèrent au dialogue avec les ouvriers l’emploi des baïonnettes. Une résolution condamnant la grève générale est votée le 13 novembre à une forte majorité au Conseil national (après que les conseillers romands, Musy en tête, eurent exalté les qualités patriotiques de la classe paysanne) et à l’unanimité au Conseil des Etats. Le Comité d’Olten répond au discours du président de la Confédération par un nouveau manifeste incitant à poursuivre la grève.

Entre temps, dans la plupart des villes, on organise des gardes civiques chargées de remplacer les grévistes, surtout dans les transports publics. La population des campagnes et les militaires d’origine paysanne deviennent de plus en plus menaçants, tandis que le froid, le manque d’aliments et l’hostilité de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie provoquent, surtout en Suisse romande, un début de fléchissement chez les grévistes. On ne s’en étonnera pas si l’on songe que, dans les petites villes où tout le monde se connaît, des commerçants refusent de vendre même le pain et le lait aux femmes des ouvriers en grève, ce qui oblige les pères de famille à aller chercher en cachette la nourriture dans d’autres localités.

Le Conseil fédéral profite de l’approbation tacite de la partie la plus réactionnaire du pays (10), excitée, dans la mesure où cela était encore possible, par les quelques journaux de fortune, pour lancer, le matin du mercredi 13 novembre, un ultimatum.

 

« Les ouvriers ont dû céder à la puissance des baïonnettes »

 

Selon l’ultimatum du Conseil fédéral, la grève doit cesser au plus tard le 14, à 17 heures (ce délai fut ensuite prolongé jusqu’à minuit).

Le Comité d’Olten, qui se trouve bloqué au siège de l’USS à Berne, entouré par les dragons, accepte la reprise du travail pour le 15 novembre, jugeant que si la cessation de la grève est acceptée avec unité le danger de représailles sera minime (Grimm et Schneider votent contre l’acceptation de l’ultimatum du Conseil fédéral). Düby, Huggler et Ilg vont communiquer la décision prise au Conseil fédéral. Un manifeste du Comité d’Olten, publié le 15, malgré l’opposition des autorités militaires, proclamera : « La question de la continuation de la grève dépendait de l’attitude des cheminots et de celle des troupes mobilisées. Une majorité de la direction de l’Association des employés des CFF a tiré dans le dos de notre mouvement et de nos hommes de confiance (11). L’armée a été criminellement excitée contre les ouvriers et on n’a pas voulu livrer la masse aux mitrailleuses. Les ouvriers ont dû céder à la puissance des baïonnettes, mais ils ne sont pas vaincus. La lutte de la classe ouvrière continue ».

Officiellement il s’agissait là d’une capitulation sans condition. La réalité semble cependant être moins nette, puisque certains membres du Conseil fédéral auraient promis à Ilg et Grimm de mettre en chantier la révision de la loi sur les fabriques et celle sur la durée du travail dans les entreprises de transport, ainsi que d’élaborer rapidement une loi électorale pour l’application de la représentation proportionnelle au Conseil national, en laissant même entrevoir la possibilité d’une place au Conseil fédéral pour le Parti socialiste (P. Perrin, La Grève générale de 1918, p. 345 de la Revue syndicale).

 

La situation en Suisse alémanique

 

A Berne, du 9 au 13 novembre, c’est-à-dire jusqu’au moment de l’entrée du gros de la troupe dans la ville, tous les magasins sont fermés et des groupes de « Jungburschen » et de tramelots veillent à l’application de la grève. Seule la Tagwacht socialiste paraît. Le 11, la ville est occupée par la 2e brigade de cavalerie, le groupe de guides 2 et les deux régiments d’infanterie 7 et 16, le tout sous le commandement du colonel Wildbolz. Des mitrailleuses sont placées aux carrefours et à l’entrée du Palais fédéral (même si le Conseil fédéral, prudent, siège à l’Hôtel Bellevue), toutes les places sont surveillées. Seuls quelques trains circulent, protégés par la troupe. Le personnel de la ligne Fribourg-Morat-Anet est obligé de cesser le travail et entre Bienne et Brugg un train est arrêté par des troncs d’arbres entassés sur la voie : les soldats tirent, blessant un gréviste ; il s’ensuit une bagarre au cours de laquelle les cheminots « jaunes » sont quelque peu maltraités. Le 13, le personnel de la Légation russe, frappé aussi d’un décret d’expulsion, est escorté jusqu’à la frontière allemande de Constance par des camions transportant des soldats du 7e régiment. Ce même 13 novembre, sur ordre du procureur de la Confédération, a lieu l’occupation militaire des bureaux syndicaux de la ville, de l’immeuble de l’USS et de celui de la Tagwacht à la Kappellerstrasse (l’imprimerie est fermée) ; les postes de grève sont interdits.

A Bâle, une assemblée réunie sur la Marktplatz acclame la révolution russe, malgré la présence dans la ville de soldats qui patrouillent sur des camions armés de mitrailleuses. Le soir du 12, la police tire et blesse des grévistes qui essaient de faire cesser le travail à la fabrique Singer à la Clarastrasse.

Saint-Gall est sans trams et sans journaux. Toutes les fabriques sont fermées à Aarau, Soleure et Bienne ; partiellement à Frauenfeld.

A Granges (Soleure), occupée par une trentaine de soldats du 3e régiment vaudois, sous le commandement du lieutenant Bettex, les grévistes occupent le 13 novembre les fabriques de la ville et arrêtent le train de Moutier. Le Conseil d’Etat soleurois demande des renforts au colonel Bornand qui commande la 1ère division stationnée à Bienne (ville aussi en effervescence) et à Soleure. La foule avait déjà été dispersée quand, à l’arrivée du bataillon 6, le rassemblement se reforme. Après une charge d’un escadron de cavalerie, le major Pelet ordonne le feu ; les quatre morts et les huit blessés, tous parmi les manifestants, qu’ils eussent ou non essayé d’enlever les rails de chemin de fer, ont tous été atteints par derrière, la troupe ayant tiré d’un jardin voisin de la gare. La place ainsi « déblayée », l’on procède encore à 23 arrestations.

A Zurich, le 11 novembre, à 16 heures, la Bahnhofplatz est occupée par une compagnie du bataillon lucernois 43 qui, menaçant de tirer sur la foule, la fait évacuer. Les écoles et les hôtels sont transformés en lazarets pour les soldats grippés. Si le geste des étudiants en médecine qui aident à soigner les malades peut être compris, d’autres le sont moins : celui des étudiants de l’Ecole Polytechnique qui conduisent les trams, et celui d’environ 800 étudiants de l’Université qui assurent le service postal ou balaient les rues, protégés par l’armée. Seuls trois trains ont quitté la gare pendant toute la grève. Tandis qu’une collecte réunit un million de francs et pendant que les paysans envoient aux soldats qui occupent la ville œufs, fruits et légumes, le secrétaire du personnel des locomotives est arrêté à Brugg par la police d’armée, et les régiments d’infanterie 29, 30 et 32, appuyés par les groupes 5 et 6 des guides, sont envoyés en renfort dans la ville, où le Volkshaus et l’Imprimerie coopérative sont occupés par la troupe ; le capitaine Laeuffer du régiment tessinois, socialiste, refuse d’obéir et est incarcéré (12). Le premier numéro de fortune de la presse bourgeoise – Bürgerliche Presse Zürichs – ne paraît que le 12.

La soi-disant liberté du travail est assurée militairement pour une infime minorité de travailleurs à Thalwil, Arth-Goldau, Winterthour et Schaffhouse. A Baden, les dragons dispersent une colonne de grévistes qui tentent de discuter avec les ouvriers de Brown Boveri et font 150 prisonniers. A Elgg, des grévistes, venus pour inviter les ouvriers des filatures à cesser le travail, sont tout simplement roués de coups par les paysans et voient leurs vélos réduits en morceaux.

 

Les événements en Suisse romande

 

L’ordre de grève parvient aux ouvriers romands juste au moment où des fêtes célébrant la victoire de l’Entente ont lieu dans toutes les localités importantes, « occasionnant un véritable vertige de chauvinisme ».

A Genève, où seulement la moitié des membres du Conseil d’Etat sont présents, la grève est totale dans le bâtiment, la métallurgie et les transports publics. Le 12 novembre a lieu la mobilisation des bataillons 12 et 13 de la 1re division (les autres unités se concentrent à Morges) et tous les transports publics sont militarisés ; malgré cela, l’absence de trains oblige les troupes à s’embarquer sur le « Vevey » : au moment du départ un soldat invite ses compagnons à refuser de partir. Le Journal de Genève est le seul journal bourgeois des grandes villes suisses à pouvoir paraître. La ville est vite dominée par les « gardes civiques » qui obligent les wattmen à conduire les trams. Le 14, les membres du Comité central de grève sont arrêtés, ainsi qu’un député au Grand Conseil et un conseiller municipal socialiste. Le 16, la police appose les scellés à l’imprimerie de La Nouvelle Internationale.

A Lausanne, à partir du 10 novembre, sur ordre du Conseil d’Etat, la ville est cernée par six escadrons de cavalerie ; le syndicaliste Huggler, venu pour participer à une assemblée de cheminots, est insulté et arrêté par la police. La grève des cheminots est néanmoins décidée par 177 voix contre 143 et suivie massivement malgré l’emprisonnement de plusieurs grévistes. Le 11 novembre est constituée l’« Union civique lausannoise » qui forme des groupes de gardes civiques. Dès le 12, la poste de Saint-François et la gare sont gardées par la troupe. La presse bourgeoise ne peut paraître normalement et les trams ne circulent que partiellement, grâce à quelques « jaunes » protégés par les soldats.

Le mouvement est suivi à Nyon (surtout dans le bâtiment), Morges (ouvriers de la SIM) et Vevey (chemin de fer MOB et Ateliers mécaniques) ; la Feuille d’Avis paraît sans encombre ; l’ordre est assuré par la compagnie landsturm du bataillon 7.

Depuis Sion, tout est calme en Valais et on travaille partout ; jusqu’aux portes de Lausanne le personnel des gares CFF travaille.

La Chaux-de-Fonds est complètement paralysée et sans lumière ; au Locle, le drapeau rouge flotte sur l’hôtel de ville.

A Fribourg, à part les cheminots, seuls les ouvriers des ateliers des CFF ont fait grève.

 

Comme la pluie après l’orage !

 

Du Tessin, les bataillons 94 et 95 du 30e régiment n’arrivent à Zurich que le jeudi 14 novembre, c’est-à-dire une fois la grève terminée, les trains ayant été aussi bloqués dans la Suisse italienne par la grève des cheminots d’Airolo, Bodio, Biasca et Bellinzone. Dans le reste du canton et parmi les autres catégories professionnelles, la grève n’est pas suivie, en partie à cause d’une certaine confusion due à l’interruption des communications téléphoniques et télégraphiques avec Berne (le télégraphe en particulier étant soumis à la censure militaire).

Les troupes tessinoises arrivent à Zurich juste à temps pour être passées en revue avec les autres 15.000 soldats lucernois, grisons, saint-gallois et thurgoviens par le général Wille (13), et pour recevoir les fleurs et les baisers des filles de la bourgeoisie, ainsi qu’une prime de 40 francs.

La collecte nationale pour le « Don au soldat » avait rapporté, dans toute la Suisse, seulement deux millions en un an. En trois jours, la peur a tellement influencé les bien-pensants que la souscription « für die braven Tessiner und Welschen » « rapporte dans la seule Zurich presque un million », écrit D. Robbiani ; le « Don national » finit, il est vrai, par rapporter douze millions « pour les soldats et leurs familles ».La ville de Soleure, elle, remet à chaque homme du bataillon 6 une gratification de 10 francs et une carte-souvenir ; Bienne fait de même pour les soldats de la 2e brigade, en plus des 40.000 francs récoltés pour les grippés de la 1re Division. Une carte-souvenir fut aussi remise par le Conseil d’Etat de Berne « aux soldats défenseurs de la loi et de la Constitution ».

 

Douteuses prises de position

 

Des déclarations officielles transforment en héros les soldats devenus instruments inconscients des privilèges de classe, et dont les excès furent naturellement couverts par le conseiller fédéral Decoppet. Il faut donc simplement admettre comme une tentative de démystification le refus des députés socialistes au Grand Conseil vaudois de se lever pour rendre hommage à la troupe.

Le 20 novembre 1918, un remerciement officiel du Quartier Général, signé par le général Wille et le chef d’état-major Sprecher, est adressé aux officiers, sous-officiers et soldats « pour l’exactitude avec laquelle ils ont obéi à l’ordre de mobilisation accélérée et accompli ce pénible service d’ordre ».

Le clergé s’associe à l’armée et, le 1er février 1919, un culte solennel, célébré par le pasteur Chamorel, a lieu à la Cathédrale de Lausanne devant les drapeaux de la 1re Division : le 12 novembre du reste, le Synode de l’Eglise nationale vaudoise avait déjà offert aux autorités « son appui dévoué pour toutes les mesures qu’elles prendront pour maintenir l’ordre ».

Pendant tout l’hiver et jusqu’au printemps, la menace de nouveaux troubles persistant, il fallut maintenir des troupes mobilisées. Des troubles eurent effectivement lieu à Zurich, en avril et juillet, et à Bâle, le 1er août (l’intervention des troupes de Bâle-Campagne fit 8 morts). Encore le 8 novembre 1919, le bataillon 90 fut déplacé de Schaffhouse à Zurich en renfort du « bataillon d’occupation » 18 (Neuchâtel).

Mis à part Saint-Gall, les comités locaux de la Suisse alémanique n’approuvèrent pas l’ordre de cessation de la grève ; en Suisse romande, une certaine opposition à la reprise du travail se fit sentir à Genève, mais la police, appuyée par les gardes civiques, sut comment convaincre les récalcitrants. Si l’on reprit le travail pratiquement partout le lundi 18 novembre, après une opposition momentanée, le Comité d’Olten dut subir les reproches de la classe ouvrière mécontente, surtout dans les localités où, la grève ayant été générale, l’on avait cru fermement à son succès complet et immédiat.

Les accusations de lâcheté ne manquèrent pas, de la part surtout des journaux socialistes et syndicalistes de Zurich et Winterthour. Le Deuxième Congrès ouvrier suisse, réuni à Berne les 22 et 23 décembre, confirma la fidélité du mouvement ouvrier helvétique aux moyens de lutte légaux et parlementaires (la grève n’étant de ce fait qu’un moyen de lutte extraordinaire) et ramena un peu de calme dans les esprits, « mais durant tout l’hiver les secrétaires syndicaux durent parcourir les sections du pays pour essayer d’expliquer comment la grève générale avait été déclenchée et pourquoi ses résultats se faisaient attendre ».

 

Epilogue grotesque

 

La grève générale eut un épilogue grotesque devant le Tribunal militaire de la 3e division (Berne) où, sur plainte du Conseil fédéral, durent comparaître, du 12 mars au 4 avril, les 21 membres du Comité d’Olten accusés d’incitation à la mutinerie. A la fin, malgré l’évident désir de répression de la bourgeoisie – qui avait crié au complot révolutionnaire organisé avec l’aide de la Légation soviétique de Berne et les millions de la Balabanoff – seul le délit d’incitation des soldats à la désobéissance fut retenu et, lors du jugement du 10 avril 1919, Grimm, Platten (coutumace) et Schneider furent condamnés à six mois de prison, Nobs à un mois, tous les autres membres étant acquittés. La demande d’amnistie ayant été rejetée par les Chambres fédérales en juin, au moment du transfert de Grimm à la prison de Blankenburg, le service d’ordre à la gare de Berne fut débordé et, les manifestants s’étant couchés sur les rails, le transfert dut s’effectuer en auto.

Toute une série d’autres plaintes (dès le 16 novembre, de nombreuses perquisitions et arrestations de dirigeants syndicaux ou socialistes eurent lieu à Zurich et à Berne) déposées devant différents tribunaux militaires, surtout contre les dirigeants des cheminots, se terminèrent par un nombre assez important de condamnations ; les frais judiciaires s’élevèrent à 120.000 francs, en partie couverts par les 80.000 francs récoltés lors d’une collecte « pour les victimes de la répression ».

Pour les simples grévistes, après une semaine d’emprisonnement et quelques mois de suspension des fonctions, les sanctions furent enfin levées par la Direction générale des CFF qui remboursa les salaires perdus. Il n’en fut pas de même dans les chemins de fer privés où, notamment aux Chemins de fer rhétiques, l’on enregistra un certain nombre de révocations définitives.

 

 

  1. Les réactions de la presse

 

En spéculant démagogiquement sur les sentiments – « beaucoup de jeunes soldats sont morts » -, l’on avait facilement rendu les grévistes responsables des décès survenus dans l’armée à cause de la grippe.

La vérité étant tout autre puisque, indépendamment du fait que l’épidémie sévissait dans toute l’Europe depuis plusieurs mois (14), « en Suisse – comme l’écrit A. Maret – la grippe espagnole avait fait ressortir la mauvaise organisation des services sanitaires de l’armée ; le médecin en chef de l’armée fut l’objet de vives critiques bien avant la grève générale.

En effet l’insoupçonnable Revue Militaire Suisse écrivait dans son numéro d’août 1918 que « le colonel Hauser, médecin de l’armée, est soumis, à la suite d’une campagne de presse à propos de l’épidémie, à une enquête ».

Malgré les affirmations de Vallière (« par un temps froid et humide bien des soldats contractèrent – lors du transport des troupes par camions, étant donné l’arrêt des trains – les germes de la grippe qui allait les terrasser »), il est absolument faux de laisser croire que la grève générale ait intensifié l’épidémie. Les chiffres sont là pour prouver que, derrière les articles mensongers de la presse des partis bourgeois, il y avait le besoin de masquer ce que A. Maret définit comme « l’incurie inimaginable du service sanitaire de l’armée » ; au mois de septembre déjà il y avait 41.600 habitants annoncés comme malades, en octobre 283.000, en novembre 160.000 et en décembre 104.000. Pour toute l’année 1918, la Suisse eut à enregistrer 700.000 malades et environ 21.500 morts, dont 3.700 militaires, le plus grand nombre étant décédé bien avant la grève ; au moment de la mobilisation, il y eut 16 morts dans le 17e bataillon fribourgeois, 30 au 7e régiment, 116 à la 1re Division, 46 au 31e régiment et 50 au 19e.

 

La fable du complot révolutionnaire

 

Un exemple typique de propagande factieuse se trouve dans les « arguments » contenus dans la brochure La Révolution sociale en Suisse ?, éditée à Brugg par l’Union suisse des paysans.

A ce sujet, le conseiller Naine s’exprima comme suit à l’Assemblée nationale lors de la séance du 12 novembre : « La presse de la Suisse romande, La Gazette de Lausanne, le Journal de Genève, les Feuilles d’Avis en particulier, et probablement plus d’un journaliste se trouvant dans cette salle ont joué un rôle odieux. Ils ont publié des choses qu’ils savaient être fausses, disant qu’il y avait un complot pour piller les banques, enlever l’or, prendre d’assaut les bâtiments publics, les livrer au pillage ».

La fable du complot révolutionnaire – pour lequel il ne fut jamais avancé l’ombre d’une preuve – rejoint et complète celle de l’existence d’un « projet Grimm », tendant au déclenchement de la guerre civile, qui aurait été discuté à Berne en mars 1918, et dont seuls auraient été au courant les « hommes de confiance » du PSS ; celui-ci est défini dans le travail grossièrement anticommuniste et quelque peu antisémite de Vallière : « l’oligarchie révolutionnaire suisse ». Il fallait bien justifier par une information fausse la mobilisation « antirévolutionnaire ». Il est significatif aussi que les Feuilles d’Avis, soi-disant neutres, aient enregistré une perte d’abonnements de la part de travailleurs salariés.

 

Quand on veut noyer son chien…

 

Dans son ensemble, la presse bourgeoise confondait volontairement dans ses commentaires socialistes, bolchévistes et anarchistes. Il faut reconnaître que les appréciations sur la grève faites par la presse « sociale-patriote » (15) ne différaient guère de celles des autres journaux politiquement de centre-droite (16). La presse socialiste ne pouvait opposer, toujours en Suisse romande, qu’un seul quotidien (La Sentinelle de La Chaux-de-Fonds) et deux hebdomadaires : La Nouvelle Internationale, à Genève, et Le Droit du Peuple, à Lausanne. Le mouvement anarchiste quant à lui inspirait deux bimensuels : Le Réveil, à Genève, et La Libre Fédération, à Lausanne.

Bien que la presse hostile à la grève n’ait pu paraître, grâce à la solidarité des typographes, à Genève, Lausanne, La Chaux-de-Fonds, Bienne, Porrentruy et Delémont (sauf Le Journal de Genève ; la presse fribourgeoise et valaisanne parut sans peine ; à Lausanne les journaux « de l’ordre » publièrent une feuille commune à format réduit), « la prédominance écrasante de la presse bourgeoise peut expliquer en partie le succès relativement limité de la grève en Suisse romande ; c’est uniquement dans les régions où la presse socialiste était bien implantée, comme dans les Montagnes neuchâteloises, que l’ordre de grève fut particulièrement bien suivi » (B.Antenen).

 

Quelques citations, parmi les plus significatives, nous semblent utiles

 

« Une heure après que la décision de la cessation de la grève fut communiquée aux organisations, une bande de gardes civiques recrutés par les bourgeois, suivies de policiers, envahit, à Genève, le local du Grütli, siège du comité de grève, et frappe les ouvriers ; tout le comité – quarante personne au total – est arrêté et le quartier cerné par le bataillon 124, mobilisé le même jour sur ordre du Conseil d’Etat genevois. La grève s’était déroulée sans le plus petit incident, malgré l’interdiction des meetings ouvriers et les provocateurs armés de cannes plombées et de revolvers qui narguaient les grévistes. Partout on emprisonne des gens qui n’ont agi que dans les limites strictement constitutionnelles » (Le Réveil anarchiste du 13 novembre 1918 dans un article intitulé « Terreur blanche »).

 

« En Suisse romande, on a profité très habilement de l’état d’esprit qui a été créé par la presse et l’on a présenté la grève générale comme un mouvement fomenté par les bolscheviki de Russie et soutenu par les Allemands, ce qui, entre parenthèses, fut assez roublard. A Zurich, l’Arbeiter Union organisa parfaitement la grève, donnant des ordres très stricts pour éviter des excès ; les grévistes devaient rester dans les voies légales et éviter tout ce qui pouvait donner lieu à l’intervention de la troupe. Le comité avait même interdit complètement l’usage de l’alcool, les cafés ne devaient pas en servir aux grévistes et de fréquentes patrouilles de vélos allaient surveiller les établissements publics. Cela donna certainement à la grève une force particulière et impressionnante et la consigne fut si bien observée qu’on ne rencontra aucun homme ayant bu. Le public bourgeois, par contre, fut moins discipliné, son maintient fut en général peu digne ; malgré les instruction du commandant militaire qui recommandait de sortir le moins possible, les rues étaient remplies de spectateurs, même de dames en grande toilette » (La Nation, revue suisse hebdomadaire d’informations impartiales et de documentation, Genève, 1er décembre 1918).

 

« On mobilisa toutes nos divisions, infanterie, cavalerie, et ces forces furent jetées dans les grandes villes, à Berne et Zurich particulièrement. On les mit au service de la bourgeoisie et c’est dans un palais et au milieu d’une cité bourrée de troupes choisies dans les régions les plus réactionnaires, les plus chauffées à blanc contre les ouvriers des villes par la presse du docteur Laur, que les partis bourgeois ont eu le mâle courage d’affirmer la supériorité de leur nombre… On annonçait de Saint-Imier que le travail avait repris jeudi à La Chaux-de-Fonds. On annonçait qu’à Lausanne tout le monde travaillait. On ne pouvait plus se fier ni à un télégramme ni à une communication téléphonique. On a recouru à tous les moyens pour tromper les ouvriers, pour chercher à les diviser, à les décourager, à les désemparer… La presse bourgeoise s’est montrée la complice des mitrailleuses gouvernementales. Les camarades Düby et Woker ont vu leurs télégrammes saisis et la Direction des CFF et le commandement de l’armée ont envoyé des télégrammes annonçant la fin de la grève alors que cela était faux » (Le Droit du Peuple du 16 novembre 1918, sous la plume de P. Graber).

 

« La grève générale ne nous a pas surpris. Elle n’est que l’aboutissement normal de notre politique d’exclusivisme bourgeois à l’égard des classes ouvrières. Armée antidémocratique au premier chef, réformes sociales renvoyées aux calendes grecques bien qu’on les déclare parfaitement justifiées, accaparement de tous les mandats politiques par les partis bourgeois coalisés dans toutes nos consultations électorales, renchérissement de la vie qui dépasse tout ce que l’on peut imaginer, par suite de la mansuétude des autorités établies à l’égard des accapareurs et des barons de toute farine, injures proférées contre des fonctionnaires, à la face desquels on lance sans rime ni raison les termes de ‘soviet’ et de ‘bolchéviste’… » (Le Jeune-Radical indépendant, hebdomadaire du Parti Jeune-Radical vaudois, Lausanne, 23 novembre 1918).

 

« On aurait tort de considérer les événements qui viennent de se tenir en Suisse comme une agitation factice provoquée uniquement par quelques meneurs étrangers. Sans doute, ces pêcheurs en eau trouble ont joué un rôle détestable, mas si leurs sourdes menées ont pu jeter un tel trouble dans notre maison, c’est qu’auparavant déjà elle était désunie. Un mécontentement profond travaille la classe ouvrière même chez certains éléments authentiquement suisses. Il faut éviter avec soin tout ce qui peut aggraver inutilement la situation. Dans le monde ouvrier lui-même, il y a une scission entre les éléments modérés et les maximalistes. L’on doit bien se garder de froisser les socialistes gardant encore un cœur suisse – et il y en a plus qu’on ne le croit – en les traitant de bolcheviks. Cela est injuste d’abord et ensuite maladroit. On risque de les rejeter du côté des extrémistes » (Journal de Genève du 16 novembre 1918).

 

« Zurich est la patrie des naturalisés suspects et des internationaux germanisants » (Tribune de Lausanne du 15 novembre 1918).

 

« Une folle aventure d’aventuriers interlopes où les hommes du Soviet d’Olten ont voulu entraîner la Suisse » (Gazette de Lausanne du 15 novembre 1918).

 

« L’attitude des cheminots romands est incompréhensible. Fonctionnaires pourvus de faveurs que n’ont pas les communs des mortels, d’une caisse de retraite, de congés, de billets de libre circulation ou à prix réduits pour eux et leurs familles, ils sont des citoyens privilégiées trahissant leur devoir et leur pays. Dans le vote du personnel de la traction à Lausanne, les Suisses allemands ont majorisé les Romands » (Journal d’Yverdon du 14 novembre 1918).

 

« A Zurich, les éléments germano-bolchevistes ont ville conquise, favorisés par le dogme de l’imitation germanique et par la faiblesse insigne d’un gouvernement inférieur à ses fonctions » (Revue Militaire Suisse de novembre 1918).

 

« L’ordre a été troublé à l’instigation de provocateurs étrangers que nos autorités ont eu le tort de tolérer trop longtemps sur notre sol. Les centaines de sociétés privées appartenant à toutes les classes de la population et qui auparavant n’avaient aucun lien, aucun intérêt commun, se sont rencontrées pour défendre le pays menacé. Montagnards, gymnastes, commerçants, étudiants et tant d’autres représentants des milieux les plus divers se sont regroupés autour de la bannière fédérale et se sont organisés pour résister au désordre, pour assurer le respect de nos lois. Cette organisation devra subsister dans le même but ; elle pourra être perfectionnée de manière à assumer la marche des services publics pour le cas où ceux à qui ils ont été confiés méconnaîtraient encore leur devoir » (Bulletin commercial et industriel suisse, Genève, 15 novembre 1918, sous la plume de A. Georg).

 

 

  1. Conclusion

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Sur le plan concret, les résultats certains de la grève générale furent :

  1. a) la nouvelle loi électorale qui, après la discussion au Conseil national du 14 au 18 décembre 1918 et la votation populaire du printemps 1919, introduisit le système proportionnel, dont l’application, les élections ayant été avancées d’une année, s’effectua en automne 1919 déjà (l’abandon du système majoritaire valut aux socialistes de passer de 19 à 43 députés au Conseil national) ;
  2. b) la loi sur les fabriques de juin 1919 qui prévoit la semaine de 48 heures pour les ouvriers et pour le personnel des entreprises publiques de transport, les vacances payées pour les employés CFF et PTT ;
  3. c) le net renforcement des organisations syndicales (particulièrement la FOMH, la FOBB et la FCTA) qui arrivent à fin 1918 à un total de 175.000 membres et, chez les cheminots, la fusion en 1920 des cinq organisations en une seule fédération (la SEV) ; par contre, à la suite de la grève générale, les syndicats catholiques quitteront la Fédération ouvrière suisse (fondée en 1897 et dans laquelle ils gardaient le contact avec l’USS et le Grütli), ce qui signifiera sa dissolution en 1920.

 

Les craintes inspirées par la Suisse romande

 

Déjà au moment de décider de la grève, la Suisse romande inspirait certaines craintes, car dans cette partie moins industrialisée du pays – où au demeurant l’absence d’une « question agraire » basée sur des paysans sans terre ne pouvait qu’accentuer le conservatisme d’une classe paysanne « propriétaire » - les calomnies contre les ouvriers furent parmi les plus haineuses. Depuis des mois, en effet, la presse bourgeoisie, obnubilée par la peur d’une révolution sociale, y faisait une campagne révoltante contre le mouvement ouvrier. Au nom de la démocratie, tous les moyens, il faut le répéter, furent bons pour exciter l’opinion publique contre les travailleurs : on eut même recours à des documents falsifiés. Or, la mobilisation des troupes eut lieu justement en Suisse romande et dans les autres régions socialement plus retardées, où la population paysanne, au bord de la haine, croyait fanatiquement que les ouvriers étaient au service de l’Allemagne et de la Russie.

Devant une troupe toute disposée à accepter d’être lancée contre les travailleurs des villes, se trouvaient des ouvriers sans armes et sans une véritable éducation politique. Dans ces conditions objectives, la prolongation de la grève n’aurait eu d’autre résultat que la guerre civile, dont l’issue était escomptée d’avance. Le Comité d’Olten pouvait-il endosser une telle responsabilité ? D’autant plus qu’indépendamment de la différence des forces en présence, aucun des dirigeants socialo-syndicalistes ne désirait une révolution.

  1. Robbiani peut ainsi bien écrire (p. 70) : « Mise en marche la machine de la révolution, nos chefs eurent peur de sortir de la voie de la démocratie bourgeoise », ceci « faute d’avoir opéré le choix inéluctable entre le réformisme et la révolution qui pouvait les rendre capables de dégager des événements une ligne de conduite claire » (B. Antenen, p. 48). Si 1918 a été une occasion manquée, c’est seulement dans la mesure où les événements, justement – événements spontanés – ont dépassé les intentions du départ.

Et la limite de ces intentions est bien précisée, pour les années suivantes, par F. Masnata qui écrit : « Le PSS n’a pas adopté une attitude fort différente de celle des autres partis. Conscients de la dépendance de leur pays (exportations) et de leur infime importance sur l’échiquier de la politique internationale, certains de ses responsables ont même toujours pensé qu’il était inutile de vouloir faire une Suisse ‘socialiste’ si les autres pays européens ne le devenaient pas aussi » (p. 251).

 

L’importance de la grève générale dans l’évolution politique et sociale de la Suisse

 

En 1925, les autorités fédérales préposées à l’économie avouèrent que « la grève de 1918 avait jeté une lumière crue sur la situation des travailleurs, l’état de sous-alimentation des ouvriers des villes et la rétribution insuffisante des salariés ».

Il ne s’agit en définitive pas d’une facile indulgence envers le compromis, mais d’un élémentaire devoir d’objectivité, si nous arrivons à la conclusion que – même si « la révolte eut une base essentiellement matérielle » (W. Gautschi) – la grève générale de novembre 1918 « fut un mouvement essentiellement politique, quoique exceptionnel » (L’Union Syndicale Suisse de 1880 à 1930, p. 163).

Un mouvement qui – contrairement à l’affirmation de H. Greulich que « la grève générale est une fantaisie de jeunesse que seule se paie la classe ouvrière mal organisée » ( voulons-nous aller ?, p. 40) et pour reprendre les propres termes d’un article de A. Grospierre (Le Métallurgiste, organe de la FOMH, du 23 novembre 1918) – a permis au « prolétariat suisse de montrer que la vie économique dépendait de sa participation collective, que, sans lui, tout s’arrêtait, établissant ainsi ses droits dans la société économique et politique ».

 

Claude Cantini *

 

* Né à Livourne en 1929, Claude Cantini émigre clandestinement en Suisse en 1954, pour échapper au service militaire. Il reçoit une formation d’infirmier en psychiatrie à l’hôpital de Cery, près de Lausanne, où – naturalisé suisse en 1967 – il travaillera jusqu’en 1989. Il est bien connu comme militant syndical et pour ses travaux d’historien. L’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO, dont il est membre) a saisi l’occasion de ses 70 ans pour rassembler enfin nombre d’études et de chroniques de dimensions variables, publiées dans divers journaux, revues ou brochures, ou encore inédites.

 

 

1) L’entérite des petits enfants avait droit à une rubrique dans la statistique de la mortalité et venait au troisième rang des décès (4.134 cas en 1911).

2) A Lausanne en 1860 ; à Genève, contre les maçons, en 1869 ; au Gothard, contre les travailleurs chargé du percement, en 1875 (résultat 4 morts et 12 blessés) ; à Berne en 1893 ; à Genève, contre les maçons, en 1898 ; au Simplon en 1901 ; à Bâle et Genève, contre les maçons, en 1902 ; à La Chaux-de-Fonds, contre les maçons, en 1904 ; au Ricken, contre les mineurs du tunnel, en 1904 ; à Rorschach, contre les métallurgistes, en 1905 ; à Zurich, contre les métallurgistes, en 1906 ; à St. Moritz, contre les maçons et à Vevey, contre les ouvriers chocolatiers, en 1907 ; à Zurich en 1912 ; à Lausanne, contre les typos, en 1916 ; à Chippis, contre les ouvriers de fabrique et les cheminots, en 1917 ; à Aussersihl en 1917 (résultat 4 morts et 28 blessés) ; à Zurich le 1er mai 1918.

3) Dont les organes de presse sont la Freie Jugend, Jugend-Internationale et la revue Forderung, tous interdits par ordonnance du Conseil fédéral en mars 1918 ; la revue socialiste-révolutionnaire Der Vorbote de Berne ayant cessé de paraître, après une brève durée, en avril 1916 déjà.

4) Comprenant des troupes lucernoises et argoviennes, mais aussi bâloises.

5) Formée de troupes en provenance des cantons de Zurich et Schaffhouse.

6) La police avait découvert en février dans la Limmat et dans un hangar une vingtaine de bombes rudimentaires qui, comme on le sut plus tard, avaient été importées d’Allemagne pour être envoyées en Italie ; à cette occasion le syndicaliste et rédacteur du journal genevois Le Réveil, Bertoni, fut emprisonné, sur la seule base de son idéologie anarchiste, et gardé au secret pendant six mois à la « Totenhaus » de Zurich, ce qui n’arrangera pas les choses.

7) Le Comité d’Olten, dans son rapport au Congrès de décembre, parlera de « bavardages ridicules, présomptions frivoles et partiellement même de mensonges conscients » et il est certain qu’une certaine pression fut exercée par ceux, Suisses et étrangers, qui craignaient pour leurs capitaux.

8) Après une discussion pendant laquelle l’idée d’une grève générale immédiate fut repoussée.

9) Un argument, entre autres : « Votre accointance, Messieurs les socialistes, avec les Soviets est une provocation faite au peuple suisse. D’où vient l’argent ? » (conseiller national Maillefer).

10) Au mois de novembre, un grand nombre d’organisations surgirent un peu partout, sous des noms divers – « Union helvétique » ou « Union civique » -, elles avaient un dénominateur commun : l’antibolchevisme et ce qu’elles appelaient le « maintien de l’ordre ».

11) Référence à l’assemblée de la VSEA du 13 novembre à Berne – 500 participants – lors de laquelle l’on retira la confiance à Düby et Woker, accusés d’avoir décidé la grève dans un but politique.

12) Ce qui pourrait faire admettre comme valables les bruits, vite étouffés, qui ont couru sur des troubles enregistrés dans le bataillon fribourgeois 17 et dans le régime bernois 16. Le socialiste Ryser intervenant au Conseil national donna en tout cas comme probable cette version publiée par la Tagwacht, selon laquelle un train militaire qui arrivait à Bienne de Delémont avait été arrêté par la foule ; les officiers avaient donné l’ordre de descende les mitrailleuses, ordre que les soldats auraient refusé – et une septantaine d’entre eux, après s’être groupés sur un pré voisin, auraient entonné L’Internationale.

13) Au sujet de ce défilé, le Journal de Genève du 18 novembre écrit : « A Zurich, les esprits sont de plus en plus exaltés et l’exaspération de la classe ouvrière est extrême. Dans une situation semblable il semblerait nécessaire d’éviter toute provocation et la grande parade militaire qui vient d’avoir lieu paraît tout au moins inutile ».

14) Dans l’armée suisse, les premiers symptômes de la grippe firent leur apparition fin mai - début juin.

15) En Suisse romande : l’hebdomadaire Le Socialiste, de Genève, le mensuel La Démocratie, de Lausanne, et l’hebdomadaire, paraissant aussi à Lausanne, Le Grütli.

16) En Suisse romande : quatre quotidiens libéraux à Genève, Lausanne, Neuchâtel et Bienne ; cinq quotidiens radicaux à Genève, Lausanne, Neuchâtel, La Chaux-de-Fonds et Delémont ; quatre quotidiens conservateurs-catholiques à Genève, Fribourg, Sion et Porrentruy ; il faut ajouter une douzaine de quotidiens « neutres » : deux à Genève et à Lausanne, un à Vevey, à Yverdon, à Sion, à Neuchâtel, au Locle, à La Chaux-de-Fonds et à Moutier.

 

 

 

Bibliographie

 

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Série d’articles initialement publiés in : Les Services publics, Nos 36 à 43, septembre-octobre 1968

Réédité in : Claude Cantini, Pour une histoire sociale et antifasciste : contributions d’un autodidacte / textes choisis et présentés par Charles Heimberg. Lausanne, Editions d’En Bas & Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO), 1999, pp. 104-140.