delaboétie

Auguste Vermorel, membre de la Commune de Paris (1871), a préfacé en 1863 le pamphlet contre le despotisme de l’humaniste Etienne de La Boétie (1530-1563), De la Servitude Volontaire ou Le Contr’un.

Références :

sur Étienne de La Boétie (1530-1563)

sur Auguste Vermorel (1841-1871)

Les idées d’indépendance, de liberté et de progrès social qui font l’honneur de notre pays ne datent pas seulement de 1789 et des penseurs du XVIIIe siècle qui furent les précurseurs de la Révolution ; elles ont des racines profondes dans le génie français, et elles ont laissé une trace éclatante et glorieuse dans nos traditions nationales. Le moment est venu de mettre en lumière et de populariser les hommes de cœur et de talent, les écrivains trop peu connus, qui ne sont pas seulement les pères de notre langues, mais bien aussi les ancêtres de notre liberté ; c’est à ce titre que se recommande à nous Étienne de La Boétie, qui, à une époque où la langue française commençaient à peine à sortir des balbutiements de l’enfance, a fait entendre le premier de mâles paroles, et le premier a mis son talent au service des idées démocratiques et libérales.

Le caractère de La Boétie a été longtemps méconnu, comme celui du mouvement social dont il fut le brillant éclaireur. Il appartenait à notre époque de lui rendre, et à ceux qui par l’action et la pensée s’associèrent à lui, la justice méritée. La révolution intellectuelle des XVe et XVIe siècles fut étouffée par Richelieu et acheva de se briser contre les splendeurs unitaires du règne de Louis XIV. Le XVIIe siècle était peu apte à comprendre La Boétie. On peut dire qu’il y eut dans ce siècle une lacune du génie français. La littérature qu’il enfanta a laissé une incontestable réputation : on a dit le grand siècle après avoir dit le grand roi ; mais la Révolution nous a initiés à d’autres grandeurs. Ne nous plaignons pas. Si Racine et les poètes courtisans y ont perdu, La Boétie et les penseurs démocrates y ont gagné.

Jusqu’au jour où Lamennais se fit l’interprète des sentiments virils, exprimés avec tant de fermeté dans Le Discours de la servitude volontaire, La Boétie n’était guère connu que des érudits auprès desquels sa plus grande recommandation était l’amitié de Montaigne pour lui. Cette amitié paraissait son plus beau, son seul titre de gloire. On parlait dédaigneusement de son livre que l’on mettait quelquefois en appendice aux Essais. Alors avait-on bien soin de prévenir le lecteur que ce n’était là qu’une déclamation de rhétoricien, s’autorisant de ce que Montaigne affirme quelque part que ce livre fut composé par son auteur à l’âge de seize ans et demi – considération qui serait bien loin d’en diminuer la valeur à nos yeux.

Le célèbre historien du XVIe siècle, de Thou, dont l’opinion est plus respectable, jugeait autrement cet ouvrage, lorsqu’il le présentait comme une protestation courageuse contre les cruautés que le connétable Anne de Montmorency commit à Bordeaux, en 1548, lors de la révolte de la Guyenne. On a combattu l’opinion de de Thou. On s’est appuyé, pour cela, surtout sur cet argument qu’en 1548, La Boétie, qui était né vers 1530, aurait environ dix-huit ans, et, comme nous l’avons dit, Montaigne a écrit qu’il avait composé Le Discours de la servitude volontaire à l’âge de seize ans. Quoi qu’il en soit, il suffit de lire aujourd’hui l’ouvrage de La Boétie pour être certain que l’ardeur de la conviction égale chez son auteur à l’ardeur de la jeunesse, et que son style énergique n’a rien de commun avec une amplification de rhéteur.

Du reste, en se reportant à l’époque où vécut La Boétie, aux passions qui étaient alors en effervescence, au courant nouveau d’affranchissement et de liberté qui circulait partout, la nature de l’inspiration à laquelle a obéi La Boétie apparaît clairement, et la valeur du chef-d’œuvre qu’il nous a laissé ne peut plus être méconnue. Son véritable caractère lui est par le fait restitué, et nous pouvons sans crainte le présenter comme un des ancêtres héroïques de la révolution de 1789.

Du XVe siècle date une ère nouvelle dans notre histoire sociale et politique comme dans notre histoire littéraire. La boussole, en amenant la découverte de l’Amérique, ouvrait un nouveau monde au déploiement de l’activité humaine ; l’imprimerie venait centupler les forces de la pensée et compléter l’œuvre de la fusion sociale ; la réforme découvrait les vastes horizons de la libre pensée et ébranlait les racines de l’autocratie féodale et religieuse. Le monde, un instant immobile, allait reprendre sa marche majestueuse vers le progrès. Ce n’est pas à tort que l’on a appelé cette époque la Renaissance. Partout se réveille la notion des droits de l’homme et de la pensée ; la dignité humaine, écrasée sous le despotisme et l’ignorance, se redresse. En France, au milieu des luttes où se déchirent et se disputent le pouvoir ceux qui ont tenu longtemps le haut pavé de l’histoire ; au milieu des guerres de religion, si affreusement ensanglantées par les conflits de l’ambition effrénée, plus encore que par le fanatisme, où Réforme et catholicisme ne sont le plus souvent que des armes à double tranchant entre les mains des combattants, alternativement vainqueurs, pour écraser avec un égal acharnement le peuple et la liberté ; à côté, dis-je, de ces horreurs qui souillent l’histoire de ces temps, se forme et se développe un véritable parti national de l’action et de la pensée, qui poursuit sans relâche la cause sainte de l’affranchissement de la patrie et de l’établissement de la liberté. Les efforts de ces généraux citoyens ont été enfouis par cette grande conspiration, deux siècles durant, de l’histoire contre la vérité ; mais ils reparaissent éclatants et héroïques à ceux qui recherchent dans ce chaos sanglant les origines démocratiques, et qui, rejetant cette nuée odieuse de guerres, d’aristocraties et de rois, veulent recomposer l’histoire du peuple et suivre la trace de ses luttes persévérantes pour le progrès et la liberté.

A Paris, notamment, au milieu des luttes sanglantes dans lesquelles les Guises et le Béarnais se disputent le trône de France, on assiste aux efforts de la municipalité de Paris, qui voudrait s’affranchir de l’une et l’autre tyrannie, et ne fait pas secret de son vœu de se gouverner en république, sans roi ni prince d’aucune sorte.

Il faut bien reconnaître que si la Ligue, par tradition nationale, se proclama catholique, ce n’est pas une raison pour la présenter comme dirigée par un petit fanatisme de sacristie. La Ligue fut une véritable association municipale, elle poursuivit l’établissement d’une véritable république fédérative. Si elle était sollicitée par le parti bourgeois qui soutenait le cardinal de Bourbon, et par le parti de Guise qui voulait mettre la royauté dans les mains de la maison de Lorraine, le parti du peuple voulait le gouvernement municipal des seize quarteniers nommés par le suffrage de leurs concitoyens.

Il y a là toute une époque glorieuse. Après les barricades, devant lesquelles devait succomber le faible Henri III, toutes les classes de la population prennent part au mouvement. Un grand enthousiasme salue l’expulsion du roi et l’organisation d’un large système municipal. La bourgeoisie tout entière partage les sentiments des masses. L’hôtel de ville agit, gouverne, arme les citoyens, défend les remparts ; les quarteniers convoquent le peuple qui manie de bonnes arquebuses, de longues couleuvrines au service de la patrie et de la liberté. Mais bientôt la bourgeoisie se fatigue, son énergie se calme devant les intérêts, et les préjugés conservateurs commencent à s’inquiéter. Les bourgeois avaient fait une émeute, ils n’avaient pas voulu une révolution.

Ces craintes, cette indécision commencèrent à tout compromettre. Ce n’était pas la première révolution qui avait été perdu par la bourgeoisie, ce ne fut pas la dernière. Profitons des leçons de l’expérience qui nous sont transmises par l’histoire. La bourgeoisie craintive, intéressée, attaqua les Seize qui étaient la force et l’énergie du parti populaire. Quand les Seize furent renversés et la Ligue réduite aux mains bourgeoises, on n’alla plus que de réactions en réactions. Cette proscription de tout ce qui avait le cœur haut et la main ferme devait aboutir au despotisme et au despotisme militaire qu’Henri IV personnifiait dans sa personne, et que l’histoire nous a transmis sous un travestissement chevaleresque.

La bourgeoisie se séparait du peuple : elle voulait avoir son gouvernement, et elle ne parvint qu’à instituer un pouvoir sans force, et qui devait succomber au premier coup de main. C’est une des conditions de la bourgeoisie de ne pouvoir jamais longtemps seule établir un gouvernement politique. Elle doit, par la force des choses, ou s’unir au peuple qui est son origine, ou se jeter dans les bras des classes aristocratiques. Toutes les fois, dans l’histoire, qu’elle n’a voulu ni de la multitude, ni des gentilshommes, nous l’avons vu fonder nous ne savons quoi de faible et de honteux qui a duré tout juste le temps de tomber sous le mépris et qui a toujours appelé le despotisme.

Les états généraux de 1593, qui pouvaient tout sauver et qui avaient une noble mission à remplir s’ils eussent été à la hauteur des circonstances, achevèrent de tout perdre par leur mollesse et par leur patriotisme faussement conservateur. Les députés, fervents catholiques, arrivèrent des provinces avec le désir de mettre un terme aux tourments du beau royaume de France. S’ils n’avaient aucune prédilection pour Henri de Navarre, ils n’avaient pas non plus de répugnance invincible. Dépourvus de toute inspiration élevée, incapables de toute tentative novatrice, ils ne cherchaient qu’à rétablir l’ancien ordre de choses, effrayés du flot révolutionnaire qu’ils voyaient monter autour d’eux. Pour cette transaction qu’ils avaient hâte d’achever, ils se contentèrent d’une adhésion aux lois générales et constitutives de la société et renoncèrent volontiers à des garanties qu’il aurait été trop difficile d’obtenir. La force fit le reste et l’abjuration d’Henri IV trancha les dernières difficultés.

Arrivé à ses fins, l’habile Béarnais, pour mieux asseoir son despotisme, joua la comédie du roi populaire, et flatta à sa façon les instincts matériels pour mieux proscrire les derniers ferments de résistance politique. Les démocrates sont refoulés pour longtemps. Mais l’histoire se laisse prendre à la gasconnade de la poule au pot, et elle range Henri IV parmi les pères du peuple, auquel titre sa paillardise seule pouvait lui donner quelque droit, firent observer les railleurs du XVIIIe siècle.

Le mouvement de la Ligue fut puissamment secondé par les penseurs, qui secouaient, eux aussi, les jougs autoritaires et commençaient à regarder en face la liberté. Au milieu de ces grandes luttes se développe la science nouvelle de la politique, qui conquiert sa place à côté de la philosophie et de la théologie. Aidée de l’imprimerie « cette législatrice des temps modernes, qui de l’Europe n’a fait qu’un seul forum et convoque les peuples entiers à ses assemblées », comme dit M. Saint-Marc Girardin, la politique, puissance nouvelle, cite directement à son tribunal les deux puissances qui gouvernaient alors le monde, la papauté et la royauté. Les études savantes des maîtres de la pensée sont traduites en langage populaire par de fougueux prédicateurs démocrates qui sont de véritables tribuns. Ceux qui se refusent systématiquement à faire dans l’histoire la part du peuple et de la liberté, ont pu les présenter comme des moines fanatiques, mais pour nous qui voulons voir les choses avec impartialité, nous devons reconnaître en eux les premiers revendicateurs de la souveraineté du peuple. Certes ce n’étaient pas des sectaires de la légitimité par la grâce de Dieu, ni de l’ultramontanisme papal, que ces curés de Paris qui soutenaient « que les assemblées des Etats possédaient le pouvoir public et la majesté supérieure, la puissance de liber et de délier, la souveraineté inaliénable ». C’était un royaliste d’une espèce particulière que ce Jean Boucher, curé de Saint-Benoît, qui prêchait que « le prince procède du peuple, non par nécessité et par violence, mais par élection libre » ; et aussi un singulier théocrate que ce Pigenat, curé de Saint-Nicolas-des-Champs, qui enseignait « que la puissance de régner, nonobstant toute succession, vient de Dieu qui, par les clameurs du peuple, déclare celui qu’il veut qui commande comme roi : Vox populi, vox Dei ». En tout cas, nous préférons de beaucoup, surtout en tenant compte de l’époque où ils vivaient, les catholiques démocrates de cette sorte à ces protestants royalistes qui professaient que « Dieu seul impose les rois à la race humaine ; qu’il faut recevoir le souverain que Dieu envoie, fût-il hérétique et tyran, et que jamais le peuple ne peut dépouiller un prince de ses droits ».

Ces doctrines étaient justifiées philosophiquement par une école de publicistes démocrates à la tête de laquelle se placent Hubert Languet et Hotman. Le premier, dans un traité intitulé : Vindiciae contra tyrannos (en français : Les Châtiments des tyrans), publié sous le pseudonyme significatif de Junius Brutus, établissait le cas où l’insurrection devient légitime et formulait la doctrine de la souveraineté du peuple.

Languet fait dériver la royauté d’un contrat entre le roi et le peuple, d’après lequel le roi est tenu de garantir au peuple un gouvernement équitable. Sa manière de raisonner est neuve, hardie et nette. Avant lui, il avait déjà été admis par les jurisconsultes romains et par ceux du Moyen Âge, que c’est le peuple qui a créé les rois. Mais, selon ces juristes, la peuple ne pouvait plus jamais revenir sur la cession de la souveraineté qu’il était supposé avoir abandonné une fois pour toute en faveur du prince. A ce sophisme, Languet répond avec force : « Il n’y a pas de prescription contre le peuple ; le temps ajoute aux torts des rois, mais n’ôte rien aux droits des peuples ».

« La seule fin de l’institution du pouvoir civil, continue-t-il, est l’utilité publique, la défense de la nation contre les envahisseurs étrangers et l’administration de la justice ; les rois ne sont autre chose que les gardiens et les conservateurs de la loi. Lorsqu’ils ne l’observent plus, le peuple doit leur refuser obéissance ».

Hotman, dans son Franco-Galliae, n’est pas moins radical. Il prétend que la monarchie française a toujours été élective et non héréditaire, et il pose en principe qu’un peuple peut déposer un roi et en créer un autre quand bon lui semble, et que ce droit, reposant dans l’ensemble de la nation, doit être exercé par une assemblée solennelle.

Enfin, en opposition à ces publicistes démocrates, mais en opposition également au despotisme autoritaire, Bodin se faisait l’interprète des sentiments bourgeois, et traçait le premier catéchisme du gouvernement parlementaire et constitutionnel dans son Traité de la république, que M. Saint-Marc Girardin a fort bien résumé de la façon suivante : « Ami de la royauté, comme le parti politique auquel il appartenait, Bodin élève la monarchie au-dessus de toutes les autres formes de gouvernement ; mais il déteste le despotisme. Nécessité du consentement des sujets pour lever des impôts, inaliénabilité du domaine royal, voilà pour Bodin les deux principes fondamentaux de la liberté publique... Cette part faite aux droits du peuple, il soutient avec zèle les prérogatives de la royauté. Les rois sont inviolables, et non ne peut ni les déposer, ni les mettre à mort. Le roi ne répond de ses actions que devant Dieu ».

C’est dans ces circonstances que se place La Boétie et son Discours de la servitude volontaire. Avec la hardiesse et la confiance de la jeunesse, il devance même de quelques années ses contemporains. Son livre fut composé avant l’heure où les penseurs, ayant rompu la chaîne qui les retenait esclaves, pouvaient sans danger s’abandonner à leur entraînement révolutionnaire. Montaigne, qui se constitua l’éditeur de La Boétie, mort trop jeune pour pouvoir assister et prendre part au mouvement qu’il avait si remarquablement pressenti, Montaigne, mettant au jour quelques pièces posthumes de La Boétie, dut résister à la tentation d’insérer dans ce recueil la Servitude volontaire: « Par la raison, dit-il lui-même, qu’il luy trouvoit la façon trop délicate et mignarde pour l’abandonner au grossier et pesant air d’une si mal plaisante saison ». Ce qui veut dire, en termes plus simples, qu’il craignait que la cour de France ne vît de mauvais œil un ouvrage où l’on censure si vivement la conduite des méchants princes, la dureté et l’extorsion de leurs ministres. Plus tard, lorsque parut la première édition des Essais, ce furent des considérations d’un tout autre genre qui empêchèrent Montaigne de placer, comme il l’avait résolu d’abord, la Servitude à la suite de cet excellent chapitre « Sur l’amitié », où il fait l’éloge de La Boétie. Le prudent Montaigne craignit que, durant les troubles qui agitaient alors la France, on n’abusât des principes de cet ouvrage contre l’intention de l’auteur.

Tous les caractères radicaux que nous avons signalés chez Languet et chez les tribuns de la Ligue, on les retrouve chez La Boétie, qui même a de plus qu’eux un amour calme et serein de la liberté, une prévision de la fraternité sociale, qui le rapproche beaucoup plus de nos sympathies modernes, et en fait un véritable écrivain populaire, un véritable classique de la tradition libérale et démocratique. L’élévation et l’énergie de sa pensée communiquent à son style une précision et une netteté peu ordinaire à l’époque où il écrivait, et qui nous font, même au point de vue purement littéraire, le considérer comme bien supérieur à Montaigne. Le Discours de la servitude volontaire est l’œuvre d’un homme convaincu et éclairé, possédant pleinement sa pensée et son style, et s’exprimant toujours avec la fermeté et la hardiesse d’un homme libre. Nous avons vu tout à l’heure que ce caractère accentué effrayait le prudent Montaigne, qui était beaucoup plus de son siècle, et qui est le père de l’égoïsme bourgeois et conservateur.

La Boétie établit que c’est la servilité des peuples qui cause leur servitude ; que c’est leur lâcheté qui fait la force des mauvais souverains ; que, pour être libres, il leur suffirait de ne pas les soutenir.

Il recherche ensuite les moyens par lesquels les tyrans entretiennent les peuples dans cette servilité. Les principaux de ces moyens lui semblent être l’ignorance et la dissolution des mœurs : aussi les tyrans apportent-ils tous leurs soins à les entretenir et même à les provoquer. C’est ainsi, dit La Boétie, que le grand Turc s’est avisé que les livres et la science donnent plus que toute autre chose aux hommes le sentiment de leurs droits et la haine de la tyrannie. D’ailleurs, aisément, sous les tyrans, les gens deviennent lâches et efféminés. Pour exemple de cette ruse d’abêtir leurs sujets, La Boétie cite ce trait de Cyrus qui, ayant conquis la ville de Lydie, et « ne voulant pas mettre à sac une tant belle, ni estre toujours en peine d’y tenir une armée pour la garder, s’advisa d’un grand expedient pour s’en asseurer. Il y establit des bordeaux (La Boétie ne recule pas devant les mots crus), des tavernes et des ieux publics, et fit publier une ordonnance, que les habitants eussent à en faire estat. Il se trouva si bien de cette garnison qu’il ne lui fallut iamais depuis tirer un coup d’espee contre les Lydiens ».

A ce sujet, La Boétie écrit cette page remarquable, qui est bien propre à donner une idée de l’énergie de son style en même temps que de l’élévation de sa manière (1).

Certes, ce n’est pas là le style d’un déclamateur, et nous n’avions pas tort en présentant La Boétie comme l’un des premiers avocats de la cause du peuple, comme un des plus fervents apôtres de la liberté. « De cette liberté qui, dit-il, est un bien si grand et si plaisant, qu’elle perdue, tous les maulx viennent à la file ; et les biens mesme qui demeurent aprez elle perdent entièrement leur goust et leur saveur, corrompus par la servitude ».

Voici maintenant comment La Boétie s’exprime sur la fraternité sociale : « La nature faisant aux uns les parts plus grandes, aux aultres les parts plus petites, a voulu faire place à la fraternelle affection, ayant les uns puissance de donner ayde, et les aultres besoin de recevoir ».

On peut dire que ce Discours de la servitude volontaire est la seule œuvre que nous ait laissée La Boétie. Il avait aussi traduit quelques opuscules des philosophes grecs : la Ménagerie, de Xénophon ; les Règles du mariage, de Plutarque, et la Lettre de consolation à sa femme, de Plutarque. Ces traductions ont été éditées par Montaigne, qui les a fait précéder de lettres-préfaces. La Boétie a composé enfin quelques vers latins et quelques sonnets en vers français, qui nous ont été pareillement transmis par Montaigne, mais qui n’ont qu’une importance secondaire.

La vie de La Boétie fut simple ; Montaigne atteste que ce fut celle d’un honnête homme et d’un citoyen vertueux. La Boétie était conseiller au Parlement de Bordeaux. Il appartint à cette magistrature qui, dit dans son Histoire de France M. Théophile Lavallée, « pendant que l’ambition des grands et les passions du peuple bouleversaient la France, offrait une foule d’hommes austères, voués à la science, impassibles gardiens des lois, tout occupés de sages réformations ». Il mourut jeune, à trente-deux ans, et fut peu mêlé aux affaires publiques, ce que Montaigne regrette, et avec raison ; car, dit-il, « c’estoit un des plus propres et necessaires hommes aux premières charges de France ». « Je sçais bien, dit ailleurs Montaigne, qu’il estoit eslevé aux dignités de son quartier qu’on appelle des grandes, et je sçais encore dadvantaige que iamais homme n’y apporta plus de suffisance, et qu’en l’age de trente-deux ans qu’il mourut, il avoit acquis plus de vraie reputation en ce rang là que nulle aultre avant lui. Mais tant y a que ce n’est pas raison de laisser en l’estat de soldat un digne capitaine, ny d’employer aux charges moïennes ceulx qui feroient bien encores les premieres. A la verité, ses forces furent mal menagees et trop espargnees ». Et ce qui y perdit, observe non moins justement Montaigne, ce fut « le grand interest de nostre bien commun ; car au sein particulier, je vous asseure qu’il estoit si abondamment pourvu des biens et des thresors qui deffient la fortune, que jamais homme n’a vecu plus satisfaict, ny plus content ».

En effet, rien ne peut donner une meilleure idée de l’honorabilité de la vie privée de La Boétie, et aussi de l’élévation remarquable de son intelligence, que l’amitié singulière de Montaigne pour lui, amitié si tendre, que Montaigne ne pouvait en rendre raison autrement que par ces paroles, aussi attachantes que simples : « C’est parce que c’estoit luy ; c’es parce que c’estoit moy ! ». Sentiment si profond, que la perte de cet ami si cher lui rendit amères toutes les jouissances : « Nous estions à moitié de tout, disait-il ; il me semble que ie lui desrobbe sa part ! ».

Cette amité de Montaigne a été longtemps la gloire de La Boétie ; aujourd’hui que la justice du temps s’applique à rétribuer plus équitablement les mérites de chacun, et a fait entrer dans la balance beaucoup plus de choses qui pesaient peu autrefois, la meilleure gloire de Montagine sera peut-être d’être pour la postérité le témoin de La Boétie. Et ce n’est pas en vain qu’il aura écrit cette phrase en tête de l’édition qu’il donna de la traduction faite par son ami de la Ménagerie, de Xénophon :

« Il m’a fait cet honneur vivant, que ie mets au nombre de la meilleure fortune des miennes, de dresser avec moi une cousture d’amitié si estroite et si ioincte, qu’il y a eu biais, mouvement ou ressort en son ame que ie n’aie pur considerer et iuger, au moins si ma vue n’a quelquesfois esté trop courte. Or, sans mentir, il estoit, à tout prendre, si prez du miracle, que pour, en me iettant hors des barrieres de la vraisemblance, ne pas faire memoire du tout, il est forcé, quand ie parle de luy, que ie me reserve et restreigne au dessoubs de ce que i’en sçais. Et pour ce coup, ie me contenteray seulement de vous supplier, pour l’honneur et reverence que vous debvez a la verité, de tesmoigner et croire que nostre Guyenne n’a iamais rien veu de pareil à luy parmi les hommes de sa robbe ».

On peut croire que ces expressions n’avaient rien d’exagéré sous la plume de Montaigne, ne fût-ce que par la fréquence avec laquelle elles s’y rencontrent. Le plus remarquable des chapitres des Essais, intitulé « De l’amitié », est presque tout entier consacré à La Boétie, et dans une lettre, que l’on trouvera ci-après, et qui est un véritable chef-d’œuvre, Montaigne a raconté les derniers moment de ce grand homme et de cet ami rare, mort avec la sérénité du juste :

« Au demeurant, dit Montaigne dans le chapitre en question, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés ne sont qu’accointances et familiarités nouees par quelque occasion ou commodite, par le moïen de laquelle nos ames s’entretiennent. En l’amitié dont il parle, elles se meslent et se confondent l’une et l’aultre d’un meslange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a ioinctes. Si l’on me presse de dire pourquoy je l’aimois, ie sens que cela ne se peut exprimer qu’en repondant : Parce que c’estoit luy, parce que c’estoit moy. Nous nous cherchions avant de nous estre veus. Nous nous embrassions par nos noms. Et, à nostre premiere rencontre, qui fut en une grande feste et compaignie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si connus, si obligés entre nous, que rien deslors ne nous fut si proche que l’un à l’aultre.

« Nos ames ont une liaison si intime ensemble ; elles se sont considerees d’une si ardente affection, et de pareilles affections descouvertes jusqu’au fin fond des entrailles l’une à l’aultre, que nonseulement ie cognoissois la sienne comme la mienne, mais ie me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu’à moy ».

Ce n’était pas assurément un homme d’une trempe ordinaire que celui qui inspirait de pareils sentiments et une telle estime à l’égoïste et sceptique Montaigne. Montaigne crut ne pouvoir faire de son caractère un plus grand éloge qu’en disant « qu’il avoit une ame moulee au patron des siecles antiques ». Nous dirons, nous, que son génie avait la prescience de la grandeur moderne. Il a devancé son époque, et il eût pu dire, comme le marquis de Posa, dans le drame de Schiller : « Je suis un citoyen des siècles à venir ».

Combien il nous apparaît différent de Montaigne, prudent, politique, égoïste, cauteleux ; libre-penseur qui, tout en se moquant des prêtres, posait cette règle philosophique, que, pour ne pas choquer les opinions reçues, il en fallait appeler un à son lit de mort ; libéral, qui bien qu’il avoue que c’est le livre De la servitude volontaire qui fût le premier mobile de son amitié si tendre pour La Boétie, crut cependant, à une époque troublée, en une mal plaisante saison, comme il le dit lui-même, devoir atténuer la valeur de cet ouvrage dont il craignait que la publication entraînât quelque danger ; au risque de compromettre la réputation de son ami, ne craignit pas de le justifier en ces termes : « Afin que la memoire de l’auteur n’en soit interessee en l’endroict de ceux qui n’ont pu cognoistre de prez ses opinions et ses actions, je les advise que ce subiect fut traité par lui en son enfance, par maniere d’exercice seulement, comme subiect vulgaire ete agité en mille endroicts des livres ». C’est ainsi que Montaigne a le premier mis en circulation l’opinion dont se sont emparés les ennemis des idées dont La Boétie fut le confesseur et que nous avons dû réfuter en commençant cette Préface. Il est vrai de dire que Montaigne se hâte d’ajouter : « Ie ne fais nul doute qu’il ne crut ce qu’il escripvoit : car il estoit assez consciencieux pour ne pas mentir mesme en se iouant ; et je sçais dadvantage que s’il eust à choisir, il eust mieulx aymé estre nay à Venise qu’à Sarlat ». « Et avec raison », dit Montaigne, qui, en dépit de sa prudence, s’associe ainsi à cette protestation républicaine.

Il faut savoir gré à Montaigne de ce sentiment ; et on peut voir par ce trait que si c’est une nature timide, et plus indifférente et sceptique encore que timide peut-être, il n’y avait pas chez lui l’étoffe vile d’un apostat. Du reste, si Montaigne est un peu resté étranger au grand mouvement politique de son époque, s’il ne s’y est guère associé, du moins, que par son amitié à toute épreuve pour La Boétie, il ne faut pas méconnaître qu’il a affirmé un des premiers et contribué à propager plus qu’aucun autre le sentiment de l’égalité humaine et sociale. Ses Essais ne sont autre chose, en somme, qu’un livre qui, par le doute et la plaisanterie, s’attaque à beaucoup de superstitions religieuses, philosophiques, sociales et même politiques, sacrées jusque-là. A ce point de vue, Montaigne a été le précurseur de Voltaire, et comme lui un des préparateurs les plus actifs de la Révolution. Avant de fonder, il faut détruire et c’est ce à quoi se sont employés ces deux puissants railleurs qui se sont si profondément inspirés, par leur style et la tournure de leur esprit, du génie de notre nation. En somme, n’a-t-il pas lui-même révélé son but et le fond intime de sa pensée par cette conclusion humoristique que lui-même donne aux Essais : « Si avons-nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encore faut-il marcher sur nos iambes, et au plus eslevé trosne du monde, si (encore) ne sommes nous assis que nostre cul ».

Nous nous souvenons, dans la Préface d’une édition des Essais, faite avant la Révolution, avoir vu relevée par un critique délicat, qui n’était frappé que de l’inconvenance du langage, cette phrase comme choquante, et l’avoir vue signalée comme une des imperfections qui déparent l’ouvrage de Montaigne. On comprend combien une société qui enfantait de pareils commentateurs était peu faite pour comprendre et apprécier La Boétie ; et il n’y a pas lieu de s’étonner de l’oubli dans lequel il est resté si longtemps enfoui.

Nous l’avons dit, il appartenait à notre époque de rétablir cette mâle et austère figure de patriote démocrate. Et, pour notre propre compte, nous nous estimons heureux d’avoir pu contribuer, pour notre faible part, à cette œuvre de restitution et de réparation.

1) Cf. p. 162-164, de « Tous les tirans n’ont pas ainsi déclaré » à « ne se remuoit non plus qu’une souche ».