jean jaurès

Par Paul Vaillant-Couturier (1)

Il y a 100 ans, Jean Jaurès (dirigeant du Parti socialiste SFIO) était assassiné au Café du Croissant (Paris) par un certain Raoul Villain (il y a décidément des noms prédestinés...), suite à de violentes campagnes de presse émanant notamment de l'extrême-droite, « L'Action française » (royaliste) de Charles Maurras étant au premier rang des insulteurs.

 

Dans l'émission de la chaîne franco-allemande ARTE (8 juillet 2014), nous avons pu assister à une opération de récupération de ce grand socialiste par des nains qui ne lui arrivent pas à la cheville, parmi lesquels :

- Edmond Maire, ex-secrétaire général de la CFDT, qui liquida les courants oppositionnels de gauche au sein de ce syndicat, au profit d'une ligne de concordance avec le patronat ;

- Vincent Peillon, ex-ministre de l'Education nationale dans le gouvernement Jean-Marc Ayrault (2012-2014). A partir des divergences réelles entre Jaurès et Jules Guesde (dirigeant du Parti ouvrier français), Peillon fait de Jaurès « le grand ancêtre » de la ligne suivie par la social-médiocratie française, tout en critiquant ce qu'il considère comme des « concessions tactiques » faites par Jaurès aux courants révolutionnaires, lors de la création de la SFIO en 1905.

Un élément-clé de cette récupération fut le transfert des cendres de Jaurès au Panthéon en 1924. « Jaurès était à nous, le Parti socialiste français (...). Tout en le gardant, nous le remettons à la nation et à l'histoire » (Léon Blum).

Cette récupération fut combattue par le Parti communiste, fondé en 1920 dans la foulée de la révolution russe. Après l'article de Paul Vaillant-Couturier (23 novembre 1924), L'Humanité – « organe du Parti communiste, SFIC. Fondateur : Jean Jaurès » – publia un compte-rendu exhaustif de la manifestation communiste, le 24 novembre 1924. Titre de la première page : « L'hommage de la classe ouvrière à Jean Jaurès. 200.000 travailleurs, derrière le Comité d'Action [PC-CGTU], arrachent Jean Jaurès aux social-démocrates et aux radicaux pour le confier à la révolution bolchévique ». Dans son roman, « La conspiration », Paul Nizan – journaliste à L'Humanité, puis à Ce soir -, relate les deux manifestations, l'officielle et la révolutionnaire, par l'intermédiaire d'un groupe d'étudiants – protagonistes de l'ouvrage – proches du PC.

La publication de ce texte, émanant du Parti communiste français, n'implique bien sûr pas de notre part l'approbation de la ligne politique, passée ou présente, de ce parti (Jean-Pierre Renk).

Le transfert de ses cendres au Panthéon, le 24 novembre 1924, fut une étape majeure pour le culte et la mémoire de Jaurès, pleinement intégré à la tradition républicaine. Même si soixante-dix ouvriers carmausins poussent depuis le bas de la rue Soufflot le char pavoisé du cercueil, cet hommage de la république « bourgeoise » suscite l'indignation des communistes. Au premier rang desquels Paul Vaillant-Couturier, qui signe dans L'Humanité cet article cinglant (présentation, in : Jean Jaurès, un prophète socialiste. Hors-série Le Monde. Une vie, une oeuvre)

C'est le deuxième assassinat de Jaurès. Poincaré-la-Guerre (2) se hissant sur la pierre du Soldat inconnu nous était odieux ; François-Albert (3), insulteur de Jaurès, faisant de sa dépouille une enseigne lumineuse et tricolore pour le gouvernement bourgeois, ne l'est pas moins. Mais ceux qui les dépassent tous deux en ignominie, ce sont ces socialistes qui, pour les besoins de leur politique de futurs ministres du capitalisme, livrent le cadavre de Jaurès en triomphe à la bourgeoisie qui le fit assassiner.

Aujourd'hui, comme en 1914, les radicaux sont au pouvoir ; et c'est la bourgeoisie qui convie le prolétariat, sa victime, à fraterniser avec elle en l'honneur de la dernière curée...

Elle a voulu faire bien les choses et, comme le cœur n'y était pas, elle l'a remplacé par la mise en scène hideuse des décors classiques en carton-pâte : tout son art.

Or, répétons-le pour la centième fois, Jaurès tombé au service d'un prolétariat qui voulait la paix n'appartient pas plus à M. Renaudel (4) qu'à M. Herriot (5). Par sa légende et par sa mort, c'est à la Révolution qu'il appartient.

C'est ce que Paris ouvrier et révolutionnaire notifiera ce soir aux exploiteurs de sa mémoire.

Seule, la Révolution a le pouvoir d'exalter les morts tombés pour sa cause. Elle respire une atmosphère héroïque, la mort est pour elle une visiteuse de toutes les heures. Elle porte les victimes sur une épaule et sur l'autre un fusil chargé.

Ce qui donne son vrai prix à l'amour qu'elle offre à ses martyrs, c'est sa haine de leur ennemi.

Panthéoniser Jaurès sous le régime de la plus crasseuse bourgeoisie officiant sous les ordres des banquiers américains, remettre aux radicaux – ennemis déclarés de Jaurès vivant – le soin de glorifier Jaurès assassiné, ne voir en Jaurès – ce bouillonnement d'idées, ce renouvellement torrentueux – que l'homme d'une démocratie réformiste figée, c'est bien, comme disent ceux du cartel, faire « un geste symbolique » !

Leur geste ? Le symbole de la confusion parlementaire la plus éhontée, du plus crapuleux abus de confiance, du reniement décisif dans la lutte de classe...

Ils n'honorent pas Jaurès. Ils le salissent. Ils l'affadissent, ils le maquillent. Ils s'acharnent à rapetisser l'honnête homme à leur taille de politiciens misérables.

Cela, dans leur conscience de classe, devant le catafalque aux couleurs impérialistes, les travailleurs socialistes ne le sentiront-ils pas ?

Camarades mineurs de Carmaux et d'Albi qui allez porter le cercueil de celui que vous aimiez jusque sous les dalles où pourrissent, à côté de rares grands hommes authentiques, tout un tas d'ennemis du prolétariat, vous défilerez enchaînés à l'Etat du cartel des gauches, devant des officiers qui vous haïssent et qui demain, sur l'ordre des organisateurs radicaux ou socialistes de la fête d'aujourd'hui, feront joyeusement ouvrir le feu sur vos grèves.

Nous autres, hors du cortège officiel, hautains et méprisants devant la mascarade honteuse des hommes en place, nous donnerons à la mort de Jaurès la seule commémoration qui ne soit pas une insulte pour lui tant que la Révolution n'est pas faite chez nous.

Nous lui porterons, dans la rue, l'hommage d'une Internationale qui prépare ses troupes à l'assaut, l'hommage d'une classe en bataille à une victime de classe, l'hommage des rescapés de la guerre à l'homme qui tomba pour la Paix.

Nous relierons au souvenir de Jaurès celui des ouvriers frappés par les balles radicales et celui des trente mille travailleurs parisiens déchirés sous les balles versaillaises...

Aussi bien l'itinéraire que nous suivrons, de la Concorde au Panthéon, est-il pour nous un pèlerinage révolutionnaire... Partant de la Place de la Révolution, de la rue Saint-Florentin où s'élevait une barricade en 1871, nous accompagnerons Jaurès jusqu'à ce qui fut le réduit de la défense de la Commune sur la rive gauche : le Panthéon.

C'est bien le nôtre, ce Panthéon-là. Millière (6) y fut fusillé à genoux sous la colonnade par ordre d'un des généraux de cette même armée bourgeoise avec quoi les socialistes encadrent aujourd'hui leur déchéance confortable.

Mêlant la mémoire de Jaurès à celle de tous nos martyrs, nous nous souviendrons des millions de morts internationaux de la guerre et de la révolution tombés avec l'assentiment ou par la volonté de la IIe Internationale au service du capitalisme.

Mais ce qu'on doit aux victimes, ce n'est pas le pieux arrêt qui piétine sur place, c'est la ruée en avant...

Dans nos seuls drapeaux rouges flotteront aujourd'hui, avec le génie de Lénine et la générosité de Jaurès, les clairs mots d'ordre du prolétariat en marche, à la lumière de la Révolution russe.

(L'Humanité, 23 novembre 1924)

(1) Paul Vaillant-Couturier (1892-1937). Journaliste et homme politique français. Ancien combattant pacifiste, fondateur avec Henri Barbusse du mouvement Clarté, il est l'une des figures majeures du communisme français de l'entre-deux-guerres.

(2) Raymond Poincaré (1860-1934). Président de la République (1913-1920) et président du Conseil (1912-1913, 1922-1924 et 1926-1929)

(3) François-Albert (1877-1933). Membre du Parti radical, ministre de l'instruction publique et des Beaux-Arts, du 14 juin 1924 au 17 avril 1925, pendant le premier cabinet d'Édouard Herriot,

(4) Paul Renaudel (1871-1935). Dirigeant réformiste de la SFIO, proche de Jaurès, à qui il succéda à la direction de L'Humanité. Partisan de « l'union sacrée » durant la 1ère guerre mondiale.

(5) Edouard Herriot (1872-1957), dirigeant du Parti radical, plusieurs fois président du Conseil sous la IIIe République.

(6) Jean-Baptiste Millière (1817-1871). Journaliste et député, socialiste. Directeur du journal « La Marseillaise », fondé par Henri Rochefort. Fusillé le 26 mai 1871, lors de la « semaine sanglante » qui mit fin à la Commune de Paris.