L'article ci-dessous est consacré à un épisode peu connu de l'histoire française. Alors que l'empereur Napoléon Bonaparte était empêtré dans les neiges de Russie, en 1812 (une bonne partie de la "Grande Armée" y succomba au froid et à la résistance russe, comme ce fut le cas un siècle plus tard pour les troupes d'un certain Adolf Hitler...), un coup d'Etat insolite se produisit à Paris en octobre 1812.

 

Son auteur, le général Claude-François de Malet, fusillé le 28 octobre 1812 sur la plaine de Grenelle, figurait dans les papiers de Philippe Buonarroti (militant révolutionnaire, auteur de "Histoire de la Conspiration pour l'Egalité, dite de Babeuf", Bruxelles, 1828) dans les termes suivants: « Ardent républicain-démocrate. Du fonds d'une prison, il s'éleva contre la tyrannie impériale pour remettre le peuple dans ses droits ».

Sur Bonaparte qu'il avait connu en Corse, dans les années 1791-1792, Buonarroti a formulé ce jugement implacable: « Buonaparte» - d'origine toscane, Buonarroti utilise le nom de famille originel de son ex-camarade en révolution - « pouvait, par la fermeté de son caractère et l'ascendant de ses victoires militaires, être le réparateur de la liberté française. Ambitieux vulgaire, il aima mieux lui porter les derniers coups. Il tint entre ses mains le bonheur de l'Europe et il en fut le tyran par l'oppression systématique qu'il fit peser sur elle ». Pour nous limiter à la Suisse, l'Acte de Médiation de 1803 sanctionna la fin de notre première révolution démocratique et le retour au fédéralisme - une « petite restauration » en attendant la « grande restauration » de 1814-1815... (hp.renk)

 

Récemment, France 2 diffusait un film sur Napoléon Bonaparte. On sait que le centralisme français doit beaucoup à ce dernier (1) : le « Code Napoléon » institutionnalisa l’arrogance patronale à l’égard du travailleur, le caporalisme dans les écoles (qui a perduré jusqu’à mai 1968) et la suprématie de l’homme sur la femme, considérée comme une éternelle mineure. Sans oublier l’esclavage restauré aux Antilles (2).

L’histoire entretient un rapport ambigu avec la famille Bonaparte. En 1969, un ouvrage d’Henri Guillemin sur Napoléon fit scandale (3), jusqu’en Suisse, à en juger par les éditoriaux de la Feuille d’Avis de Neuchâtel, commis par le major Eddy Bauer et le journaliste René Braichet (rédacteurs dans les années 1930 de la revue maurassienne L’Ordre national neuchâtelois).

Cette année, les Editions France-Empire ont réédité un livre d’André Besson sur un personnage oublié : le général Malet, « l’homme qui fit trembler Napoléon » (4), c’est-à-dire un « militaire hors-normes ».

Né en 1754, noble rallié à la Révolution, Malet fit une carrière militaire jusqu’en 1807. Comme plusieurs vétérans des armées républicaines (5)), il vit avec répugnance la prise du pouvoir par Bonaparte en 1799, puis le passage du Consulat à l’Empire héréditaire. Destitué en 1807, Malet se joignit en 1808 à une conspiration républicaine. Emprisonné, il fut mis en résidence surveillée à la pension Dubuisson, où se trouvaient plusieurs royalistes (dont l’abbé Lafon, animateur du réseau catholique « Les chevaliers de la foi »).

Dès 1808, les guerres incessantes et la conscription avaient suscité un mécontentement grandissant (6). Des courants d’oppositions, unis par la seule haine de l’Empire, se développèrent (7).

En 1812, alors que Napoléon était empêtré dans l’hiver russe, Malet décida de passer à l’action. Il rédigea – avec l’aide de l’abbé Lafon, qui lui servit de copiste – une proclamation et un faux décret du Sénat. Le 23 octobre 1812, il se présenta à la caserne Popincourt pour y annoncer aux soldats la mort de l’empereur et l’instauration d’un gouvernement provisoire. Après avoir délivré plusieurs détenus politiques, il tenta de prendre le contrôle du commandement de la 1ère division militaire de Paris. Mais là, 2 officiers moins crédules le capturèrent, mettant fin au coup d’Etat (8).

Malet perdit la partie pour la raison même de son succès initial : il misait sur l’obéissance passive de la troupe, non sur une conscience que l’action républicaine clandestine n’avait pu faire naître au sein de l’armée. Après l’échec de Malet, les soldats « rentrèrent dans le devoir » aussi vite qu’ils en étaient sortis…

La répression fut à la hauteur de la trouille des dignitaires impériaux. 24 accusés – majoritairement sans liens avec Malet – furent déférés devant un conseil de guerre. Malet s’y défendit avec courage, plaidant pour ses co-accusés qu’il dégagea de toute responsabilité en revendiquant hautement la sienne. Notons sa réponse cinglante au président Dejean, qui lui demandait le nom de ses complices : « La France entière, et vous-même, Monsieur, si j’avais réussi ! ». Le 28 octobre 1812, 12 des 14 condamnés à mort furent fusillés sur la plaine de Grenelle (où s’était déroulé en 1796 le dernier combat de la « Conspiration pour l’Egalité, dite de Babeuf »).

En conclusion, une opinion dont l’auteur – le ministre de l’Intérieur, emprisonné pendant les quelques heures de succès de la conspiration ! – peut difficilement passer pour un compère : « Le général Malet était entré de bonne foi dans la Révolution ; il en professa les principes avec une grande ferveur. Il était républicain par conscience, et avait pour les conspirations un caractère semblable à ceux dont l’Antiquité grecque et romaine nous ont transmis les portraits » (9). Bref, l’hommage du vice à la vertu…

 

Hans-Peter Renk

 

1)    Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution 1789-1795-1802. Paris, Presses univ. de France, 1992

2)    Fils d’une esclave noire, le père d’Alexandre Dumas – écrivain récemment panthéonisé – fut viré de l’armée, comme tous les militaires « de couleur ».

3)    Henri Guillemin, Napoléon tel quel. Paris, Ed. de Trévise, 1969

4)    Art. « Malet (Claude-François de) », in : Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle.Tome X. Genève-Paris, Slatkine, 1982 ; Ernest Hamel, Histoire des deux conspirations du général Malet. Paris, Libr. de la Société des gens de lettres, 1873

5)    Propos du général Delmas, au sortir d’une messe à l’occasion du concordat avec le pape Pie VII (1801) : « Citoyen consul, c’était une belle capucinade. Il n’y manquait que le demi-million d’hommes qui s’est fait tuer pour détruire ce que vous avez rétabli ce matin… ».

6)    Le chant anti-militariste « Le conscrit du Languedoc » date de cette époque.

7)    Les « prévisionnistes » (politiciens prévoyant la relève) ; les sociétés secrètes républicaines militaires (« les Philadelphes », dont faisait partie le général Malet) et civiles (animées par Philippe Buonarroti, historien de la Conspiration de Babeuf, en 1796) ; les « Chevaliers de la foi », royalistes.

8)    Le général Hulin, sur lequel Malet avait tiré une balle à bout portant, en garde le surnom de « général Bouffe-la-balle », les chirurgiens n’ayant jamais réussi à la lui retirer…

9)    Général Savary, Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l’histoire de l’empereur Napoléon. Vol. 6. Paris, A. Bossange et Ch. Bechet, 1829.