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Ce texte de Léon Trotsky, consacré à un épisode peu connu de la lutte de classes en Suisse, fut publié en 1972 par La Brèche, organe de la Ligue marxiste révolutionnaire (section suisse de la IVe Internationale).

Dans de nombreuses circonstances, la répression des grèves était menée par l’armée (3 morts à Granges, en novembre 1918 ; 13 morts à Genève, en novembre 1932, lors de la manifestation organisée par le Parti socialiste contre un meeting du parti fasciste Union nationale). Mais, à Zurich, c’est une police dirigée par un municipal social-démocrate qui, en juin 1932, ouvre le feu sur une manifestation de solidarité avec la grève des ouvriers monteurs en chauffage. La « justification » d’une telle action par la presse social-démocrate suscita une réaction de Trotsky, rendue publique par un tract distribué par le groupe zurichois de l’Opposition de gauche en Suisse (hp.renk)

 

Il y a 40 ans...

 

En 1932 éclate à Zurich la grève des monteurs en chauffage. Le déroulement de cette lutte acharnée pour combattre une réduction des salaires (réduction admise grâce à l’aide des bureaucrates du syndicat des métallos de l’industrie des chauffages centraux) a donné lieu à des grandes manifestations publiques à Aussersihl, manifestations qui avaient été interdites par le Conseil communal, en majorité social-démocrate. Le 15 juin, la police, dirigée elle aussi par des sociaux-démocrates, équipée militairement, fait feu sur la foule qui réunissait alors plusieurs milliers de personnes. On déplora un mort et plus de 50 blessés parmi lesquels des enfants.

Deux jours plus tard, le Volksrecht (journal du Parti socialiste) justifie la fusillade en déclarant que Lénine et Trotsky avaient eux aussi usé des armes contre des ouvriers.

Les conséquences de cette infâme façon d’écrire furent inattendues. Vu l’attaque faite par les sociaux-démocrates, « l’opposition de gauche » zurichoise demanda à Trotsky de répondre. Celui-ci, en exil à Prinkipo, répondit sous la forme d’une « lettre ouverte », et régla impitoyablement le compte de ceux qui justifient le massacre des ouvriers. Cette lettre ouverte fut distribuée sous la forme d’un tract, en juin 1932, par les militants de « l’opposition de gauche » à Zurich.

 

Lettre écrite en 1932 par Léon Trotsky aux ouvriers zurichois

 

Dans la nuit du 15 au 16 juin eurent lieu à Zurich de tumultueux affrontements entre les ouvriers et la police. J’ai eu connaissance de ces événements par les télégrammes des agences de presse bourgeoises, donc de manière très tendancieuse et opposée à la classe ouvrière. Et, même sans en connaître les détails, on peut aisément s’imaginer le caractère général de ces événements.

 

Les affrontements des ouvriers, spécialement des grévistes et des chômeurs, avec les forces policières jalonnent toute l’histoire du capitalisme. La crise actuelle du capitalisme, qui montre bien toute la pourriture de ce système économique, rend la bourgeoisie spécialement nerveuse et la pousse, à la moindre occasion, à sortir sa police et son armée. Par ailleurs, la révolte justifiée des ouvriers contre le régime bourgeois va en s’accroissant et cherche une issue révolutionnaire. Quelle qu’ait été la direction de la grève et des manifestations à Zurich, le caractère de l’affrontement n’est pas changé pour autant. Le capitalisme accule les ouvriers à la faim, à la misère et au désespoir ; le capitalisme les écrase par les armes ; les laquais de la presse capitaliste calomnient les travailleurs ; et les juges capitalistes condamnent les « dirigeants » ouvriers à la prison si les balles du capital ne les ont pas déjà descendus.

 

C’est ainsi que je compris « l’explication » simple et incontestable des événements de Zurich du 15-16 juin. Aujourd’hui, le 25 juin, je reçois de mes amis la proclamation du parti social-démocrate de Zurich intitulée « Règlement de comptes avec les poltrons communistes ». Dans ce document, la social-démocratie zurichoise, qui est à la tête de l’administration de la ville (1), prend à son compte la totale responsabilité de cette « sanglante sentence » contre les grévistes et les manifestants. La proclamation accuse, non pas le capitalisme mais le communisme d’être à l’origine de ce conflit sanglant. Pour justifier ses agissements, la social-démocratie écrit :

 

« Lénine et Trotsky, dans des circonstances pareilles, ont réussi à exterminer ce genre de personnes de tendance ultra-gauche, syndicaliste et anarchiste. Ils réprimèrent ces putschistes sans ménagement et de façon sanglante ».

 

Cet appel m’a incité à m’adresser au moyen de cette lettre à la classe ouvrière zurichoise. Le but de ce message est de démasquer cette calomnie. Lénine et moi avons déjà été tant de fois l’objet de calomnies. Vous savez peut-être que l’on nous a accusés d’avoir travaillé dans l’état-major général d’Allemagne. Et malgré cela, je ne connais pas de calomnie plus horrible et plus infâme que celle qui est exprimée dans la proclamation de la social-démocratie zurichoise.

 

Lénine a consacré toute sa vie à renverser la société bourgeoise, son Etat, sa justice, ses lois, ses tribunaux, sa police, ses prisons et son armée. Alors, comment peut-on utiliser le nom de Lénine pour justifier la répression de la bourgeoisie contre les ouvriers ? Je proteste aussi contre l’utilisation de mon nom, car durant les 35 ans de ma vie consciente, j’ai mis tout ce qui était en mon pouvoir, et je continuerai encore dans cette voie, pour servir la cause de la libération de la classe ouvrière.

 

Mais la puissance des soviets, rétorqueront ces Messieurs les journalistes sociaux-démocrates, a usé de répression contre les anarchistes et les socialistes-révolutionnaires de gauche qui voulaient organiser un soulèvement ? Certes ! La différence – une toute petite différence, n’est-ce pas camarades ouvriers – réside dans le fait qu’il ne s’agissait pas chez nous de protéger un Etat bourgeois, mais un Etat ouvrier Les bolcheviks ont tout d’abord organisé le soulèvement d’octobre (1917) à l’aide duquel le prolétariat a renversé la bourgeoisie. Le prolétariat a ainsi enlevé à la bourgeoisie les usines et les banques, aux propriétaires il a pris les terres pour les redistribuer aux paysans, il a chassé les parasites des palais et les a mis à la disposition des enfants du prolétariat, il a déclaré déchus de leurs droits les usurpateurs des droits électoraux, il a concentré les armes dans les mains des ouvriers pour protéger ainsi le premier Etat ouvrier. C’est ce régime que l’on appelle DICTATURE DU PROLETARIAT. Oui, nous avons effectivement défendu ce régime les armes à la main. Pour le défendre, nous avons créé l’Armée Rouge. La social-démocratie du monde entier nous a accusés et condamnés. La social-démocratie allemande soutenait les Hohenzollern qui essayaient d’écraser la république des soviets. Mais les bolcheviks ne se laissèrent pas étrangler Ils protégèrent leur Etat avec une main de fer. Les ennemis intimes de la dictature du prolétariat sont avant tout ceux à qui on a enlevé leurs biens, les bourgeois, les officiers et les étudiants bourgeois, des personnes du style du Suisse Konradi (2) qui a assassiné mon ami Worowski (3). Les sociaux-démocrates russes (les mencheviks et les S.-R.) ont soutenu directement et indirectement la lutte contre l’Etat ouvrier. Dans les cas où ils levaient leur main armée contre lui, nous ne les avons pas ménagés.

 

Mais la social-démocratie ment et vous trompe lorsqu’elle cite Lénine et Trotsky pour excuser les attaques sanglantes contre les ouvriers qui s’étaient soulevés contre l’Etat capitaliste. Bien sûr, dans les deux cas, il y a une épreuve de force. Lorsque des classes mènent une lutte inconciliable, il en résulte nécessairement des actions violentes. Il en sera toujours ainsi jusqu’à la disparition des classes. Mais la question est toujours de savoir au service de quelle classe se mène une action violente.

A une des réunions des pourparlers de paix à Brest-Litovsk, le 14 janvier 1918, le général Hoffmann, commandant réel des Allemands sur le Front Est, a protesté contre les méthodes « brutales » utilisées par le gouvernement soviétique Je me permets de citer ici mot pour mot un extrait du protocole de la réponse que je lui fis alors :

« Le général a fait remarquer que notre gouvernement s’appuie sur la force et fait usage de cette force contre tous ceux qui pensent autrement et qui sont des contre-révolutionnaires. Le général a tout à fait raison d’affirmer que notre gouvernement s’appuie sur la force. Nous ne connaissons pas, dans l’histoire jusqu’à aujourd’hui, d’autre système de gouvernement. Aussi longtemps que la société restera faite de classes antagonistes, l’Etat sera obligé d’être un instrument de force et d’utiliser son appareil de répression…

Ce qui choque et surprend les gouvernements d’autres pays lorsqu’ils voient nos manières d’agir, c’est le fait que nous faisons arrêter, non pas les grévistes, mais les capitalistes qui licenciaient des ouvriers et le fait que nous ne fusillons pas les paysans qui demandent la terre mais que nous arrêtons les propriétaires et les officiers qui essaient de tuer les paysans » (4).

 

Les dirigeants de la social-démocratie zurichoise sont très proches de la position du général Hoffmann par le fait qu’ils parlent des épreuves de force mais sans dire au service de quelle classe cette épreuve de force est menée. Et cela n’est pas étonnant : la social-démocratie ne peut pas poser la question ouvertement et honnêtement car ses dirigeants sont eux-mêmes au service du régime capitaliste. Lorsqu’il s’agit de petites affaires privées, de peu d’importance comme par exemple sur le plan de l’administration communale, la social-démocratie essaie de soutirer quelque chose au capital dans l’intérêt de la classe ouvrière, ceci essentiellement afin de garder intacte son autorité dans la masse des ouvriers. Mais lorsqu’il s’agit des intérêts fondamentaux de l’ordre bourgeois et de la propriété privée, c’est-à-dire l’exploitation de l’homme par l’homme, alors la social-démocratie de Suisse, de France, d’Allemagne, d’Autriche et du monde entier, se retourne invariablement du côté des exploiteurs. Elle a démontré cela tout spécialement dans les événements de juin à Zurich.

 

Comme ces Messieurs les dirigeants sociaux-démocrates en ont appelé à Lénine et à moi pour se justifier, je dirai ceci pour terminer : bien que je ne puisse juger des événements de Zurich que sur la base des communiqués bourgeois, communiqués auxquels on peut à peiner accorder « un dixième de foi » lorsqu’il s’agit de mouvements ouvriers, je peux toutefois prétendre avec une absolue sûreté : je suis, avec ma profonde sympathie, absolument du côté de ceux qui ont pris part à la grève, qui ont protesté contre la répression policière et qui sont devenus les victimes des nouvelles épreuves de force. Indépendamment des conceptions tactiques des communistes zurichois, je suis du même côté de la barricade qu’eux-mêmes. S’ils ont fait l’une ou l’autre erreur – je n’en sais rien – ce sont des erreurs de notre classe, des erreurs de la révolution prolétarienne qui lève la tête contre l’esclavage capitaliste. Même si les sociaux-démocrates déploient avec ostentation leur « démocratie » pour « se couvrir », ils sont apparus et apparaissent encore dans les événements de Zurich comme des agents directs des ennemis de classe. Ils cherchent à maquiller leurs agissements de traîtres en calomniant la révolution prolétarienne. Ils tentent d’utiliser au profit de la bourgeoisie le prestige de l’Etat soviétique, en mettant sur le même pied la violence de la révolution et la violence de la réaction.

 

J’ose espérer que chaque travailleur zurichois, même social-démocrate, réfléchira sur les événements qui viennent de se dérouler et sur le rôle qu’ont joué les dirigeants sociaux-démocrates afin de pouvoir en tirer les leçons politiques qui s’imposent. C’est seulement alors qu’on pourra dire que les victimes de juin ne sont pas tombées pour rien.

 

Avec mes salutations fraternelles

  1. Trotsky

Prinkipo, le 25 juin 1932

 

(La Brèche : organe bi-mensuel de la Ligue marxiste révolutionnaire. No 49, 23 juin 1972, p. 14)

 

  1. Pierre Jeanneret, « Emil Klöti (1877-1963), maire de la ‘Zurich rouge’ », Dix grandes figures du socialisme suisse. n° 2 / édité par le Parti socialiste vaudois. Lausanne, PSV, septembre 1992, pp. 55-60
  2. Cf. à ce propos l’article « Conradi, affaire », Dictionnaire historique de la Suisse : www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F17335.php
  3. Sur le diplomate soviétique Vorovsky (assassiné à Lausanne en 1923), cf. article de l’Encyclopédie Wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Vatslav_Vorovsky
  4. Sur les négociations de Brest-Litovsk, cf. Léon Trotsky, Ma vie. Chapitre 31 : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/mavie/mv33.htm