Le texte ci-dessous, relatif au syndicalisme révolutionnaire en Suisse romande avant 1914, est paru dans la revue Constellation (février 1969), publiée par les Editions Rencontre (la maison d'édition et la revue ont fermé en 1971). Son auteur, Olivier Pavillon (bibliothécaire à la BCU-Vaud) était alors membre du Parti ouvrier et populaire, dont il fut exclu en automne 1969 avec d'autres militant-e-s opposé-e-s à la direction historique de ce parti. Il participa ensuite à la création de la Ligue marxiste révolutionnaire (dont il fut membre du Bureau politique jusqu'à la fin des années 1970 et qu'il quitta au début des années 1980). Il a notamment rédigé pour les Cahiers d'histoire du mouvement ouvrier un article sur l'histoire de la nouvelle gauche, après mai 1968, en Suisse romande.
Bien que daté, ce texte a le mérite de rappeler que la Suisse n'a pas connu de toute éternité la «paix du travail» et que les conflits sociaux y furent aussi intenses que dans les pays voisins. (hp.renk)


«... Soldats de la campagne ! Sac au dos, mettez vos uniformes, chargez votre fusil ! Il y a de nouveau une grosse grève à Zurich, de petites batailles ont eu lieu et l'on a déjà transporté à l'hôpital quelques policiers blessés... Si, malgré ses travaux urgents, notre jeunesse doit mobiliser pour aller calmer les voyous dans la capitale, elle fera certainement les choses encore plus à fond qu'il y a quelques années. Les événements ont provoqué une exaspération extrême à la campagne et si on "laissait faire" les fils de paysans, il n'en irait guère mieux pour les hauts magistrats de Zurich que pour les grévistes. Il va de soi que nous n'aurions pas tous les excès qui accompagnent les grèves, si, au lieu de choyer et dorloter la racaille étrangère, on avait pris à temps d'énergiques mesures contre elle».

C'est ainsi que s'exprime, en mai 1911, la Glatt, feuille paysanne des communes de Basserdorf, Wangen, Brütisellen et Dietlikon à propos de la grève du bâtiment qui éclate ce même mois dans le chef-lieu. Exemple de la tension qui régnait alors entre villes et campagnes, ouvriers et paysans, nationaux et étrangers, mais que notre histoire officielle cache le plus souvent sous le voile d'une «union des classes» qui serait propre à notre pays.

La classe ouvrière helvétique est la parente pauvre de notre histoire nationale: aujourd'hui déclarée intégrée, elle disparaît aux yeux de l'histoire contemporaine, dans le grand tout de l'«être helvétique». Quant aux historiens du XIXe siècle, ils ignorent superbement l'existence des travailleurs et de leurs luttes. Le mythe de la «famille suisse», unie par-delà les classes sociales a la vie dure... Pourtant, la Suisse moderne, la Suisse des chemins de fer et des industries de précision s'est construite au travers de ces luttes dont l'ampleur et l'âpreté peuvent étonner nos contemporains.

L'histoire du mouvement ouvrier suisse commence avec l'entrée de notre pays dans l'ère industrielle. L'Angleterre s'y était lancée dès le début du siècle, l'Allemagne et la France à partir de 1830. C'est avec cinquante ans de retard que la Suisse, dans les vingt dernières années du XIXe siècle, jette les fondements de sa vocation moderne lorsqu'elle s'engage dans la construction d'un vaste réseau ferroviaire. L'ampleur et la rapidité de cette opération «chemin de fer» vont provoquer de grands bouleversements dans les structures de la société helvétique. L'ouverture au commerce international contraint les agriculteurs à abandonner la culture traditionnelle pour se consacrer à l'élevage et à l'exploitation des produits laitiers. Beaucoup de petits paysans, incapables de suivre cette mutation, abandonnent leurs villages, soit pour chercher de l'embauche à la ville, soit, et c'est le cas de la plupart d'entre eux, pour émigrer. Entre 1888 et 1914, 123.000 de nos concitoyens partiront ainsi chercher fortune à l'étranger.

Si l'agriculture entre dans un déclin qui ne fera que s'accentuer, l'industrie trouve dans cette expansion des échanges mondiaux sa véritable naissance. Elle choisit rapidement la voie qui sera désormais la sienne: construction de machines, industrie de précision, textile. Des usines se créent, les unes vouées à la fabrication des biens d'équipement, en particulier de matériel ferroviaire, les autres, spécialement les fabriques d'horlogerie, travaillant pour l'exportation. C'est à ce moment que sont fondées Lokomotivfabrik de Winterthur, Maschinenfabrik d'Oerlikon. En même temps, de grands travaux sont entrepris pour ouvrir la Suisse à l'Europe: le tunnel du Gothard est percé en 1882, viendront ensuite le Simplon et le Lötschberg. Le financement de cette  gigantesque reconversion est assurée par une forte concentration bancaire et la création, en 1907, d'un organisme régulateur, la Banque nationale. Les exigences de la concentration industrielle et le mouvement nouveau de l'économie font éclater les résistances fédéralistes: en 1874, la Constitution garantit la liberté absolue de circulation sur tout le territoire; en 1898, les chemins de fer sont nationalisés; en 1908, une loi fédérale régit la production des forces hydrauliques.

Ces mesures favorisent une croissance de l'industrie qui bouleverse le paysage social traditionnel: les centres urbains grandissent rapidement, la classe ouvrière y occupe une place de plus en plus grande. Mais la Suisse, dont l'expansion démographique est faible, ne peut répondre aux nouveaux besoins de main-d'oeuvre. Pour faire marcher les usines, on doit faire appel aux populations des pays voisins: Savoie, Jura français, Bade, etc., pour ouvrir les chantiers, aux maçons et aux manoeuvres italiens. En vingt-cinq ans, de 1888 à 1913, la proportion d'étrangers passe de 10 % à 30 %. Ce sont ces étrangers qui, dans une large mesure, ont créé les bases de notre puissance économique.

L'augmentation rapide de la population ouvrière, sa concentration dans les centres urbains, le rythme de plus en plus dur du travail, les rapports autoritaires entre patrons, contremaîtres et ouvriers, la disproportion évidente entre les profits des entreprises et les salaires maintenus au plus bas, enfin, l'opposition, au début presque totale, du patronat devant les essais d'organisation de la classe ouvrière, tous ces facteurs aident à la formation d'une véritable conscience prolétarienne. Peu à peu, les ouvriers se rendent compte que l'amélioration de leur existence est liée à leur organisation. Cette prise de conscience est grandement favorisée par l'action des éléments étrangers, syndicalistes allemands qui ont dû s'exiler à la suite des mesures d'exception prises par Bismarck contre les «Rouges», ou, dans une mesure moindre, anarchistes et socialistes français victimes de la répression anti-communarde de 1871. Ces étrangers, dont la liberté d'action était sensiblement plus grande dans la Suisse des années 1900 qu'à notre époque, y apportent les idées et les expériences de leurs patries respectives.

Jusque dans les années 1870, la seule organisation ouvrière existante fut le Grütli, fondé à Genève en 1838. Association d'éducation populaire, le Grütli regroupait surtout des Suisses alémaniques et collaborait activement avec la bourgeoisie radicale. Les premières sections de la 1ère Internationale, fondées entre 1865 et 1870, touchaient davantage le milieu artisanal que le milieu ouvrier. Quant aux «compagnons» étrangers, ils avaient leurs propres organisations, tournées en général vers leur pays d'origine.

En 1870, un ouvrier allemand, Hermann Greulich, venu faire son apprentissage en Suisse, ouvre la voie en fondant le premier Parti social-démocrate et le journal Tagwacht. Sous l'influence de Fourier et de sa vision technocratique de la société, il oppose aux théories scientifiques de Karl Marx un socialisme tout pragmatique. Son entreprise, un moment favorisée par l'agitation entretenue à Zurich autour de la loi sur la durée de la journée du travail, disparut en 1872. Toute la fin du siècle va être marquée par une série de tentatives similaires qui, vers 1900, vont aboutir à la formation de trois organisations distinctes, où s'exprime la volonté de la classe ouvrière de s'organiser et de lutter pour la conquête de ses droits fondamentaux. Ces trois organisations sont l'Union syndicale suisse, le Parti social-démocrate suisse et la Commission nationale des socialistes allemands et autrichiens, le Grütli maintenant évidemment son activité.

Le Parti social-démocrate suisse, sous l'influence de l'avocat bernois Albert Steck, demande la nationalisation des moyens de production et refuse toute collaboration avec les partis bourgeois. Par son dynamisme, il entraîne dans son sillage le Grütli, qui, dès 1893, se déclare social-démocrate et qui, en 1902, après le départ de ses éléments bourgeois, s'unit à lui tout en restant autonome.

Au congrès de Zurich de 1904, le Parti social-démocrate définit avec une relative netteté les buts et les moyens de son action qui sont les uns et les autres empruntés au marxisme: établissement d'une société collectiviste et lutte des classes. Dans l'immédiat, le parti trace trois voies dans lesquelles le combat contre la société bourgeoise doit s'engager: le parti, le syndicat et la coopérative de production et de consommation. Néanmoins, l'action du parti reste réformiste dans la mesure où il accepte d'entrer dans le jeu des institutions parlementaires et de siéger à côté des bourgeois dans les assemblées communales, cantonales ou fédérales. Cette compromission avec la société bourgeoise conduira parfois les élus socialistes à participer à des actions anti-ouvrières et à contribuer à la répression des grèves.

Le parti a pourtant une aile révolutionnaire, la Jeunesse socialiste, animée par un ouvrier allemand, Willy Münzenberg, en étroits contacts avec les révolutionnaires russes Lénine, Radek, Balabanova. Sur le thème de la lutte anti-militariste, à un moment où la répression policière est extrêmement dure, ce groupe conquiert quelque influence, mais, pour l'essentiel, tout l'appareil est entre les mains des réformistes. En 1914, l'union sacrée avec la bourgeoisie est acceptée sans peine et, lors de la grève générale de 1918, les atermoiements des chefs socialistes dans la conduite de la grève, leur volonté de la dépolitiser, montreront que le Parti social-démocrate suisse a définitivement renoncé à toute perspective révolutionnaire.

L'Union syndicale suisse

En 1886, le Grütli avait fondé une «caisse générale de secours de grèves et de représailles» pour aider les ouvriers en lutte contre le patronat. L'existence de cette caisse, qui soutint un nombre important de grèves, favorisa la croissance de l'Union syndicale suisse, qui, en 1891, comptait plus de 7'000 membres et regroupait une trentaine de fédérations de métiers, un grand nombre d'unions ouvrières locales et des syndicats isolés. Elle était particulièrement bien implantée à Berne, Zurich et Saint-Gall.

L'extension prise par les mouvements de grève nécessita bientôt une réorganisation de la caisse de résistance. Or, le Grütli s'opposa à la transformation de la cotisation facultative des syndicats en cotisation obligatoire. Il craignait en effet qu'en prenant trop d'ampleur, le mouvement revendicatif syndical ne débouchât sur le plan politique où il poursuivait une politique d'entente électorale avec le parti radical. Finalement, la caisse passa entièrement sous le contrôle de l'Union syndicale suisse. Le problème de l'action politique du syndicat restait posé. En effet, les revendications essentielles (suppression du travail aux pièces, augmentation des salaires, garantie du droit au travail, campagne pour la journée de huit heures, syndicats professionnels obligatoires) touchaient de près ou de loin le système législatif ou constitutionnel et mettaient même en cause le système capitaliste dans son ensemble, suivant la façon dont on les posait.
D'autre part, les affrontements avec les forces de répression se multipliaient. Quelques exemples suffiront à le montrer:

1869: heurts entre policiers et grévistes du bâtiment à Genève.
1875: l'intervention de l'armée fait 4 morts, lors de la grève du Saint-Gothard à Goeschenen.
1893: épisode du Käfigturmkravall, à Berne, où les policiers répriment violemment un début d'émeute qui oppose ouvriers suisses et italiens.
1901: grève du Simplon. La troupe intervient contre les 1'500 grévistes: 4 blessés graves.
1902: attaque de cavalerie lors de la grève générale de Genève.
1907: charge de cavalerie lors de la grève générale à Lausanne.
1910: année de grève des maçons et manoeuvres de Winterthur. Sulzer décrète le lock-out (fermeture) de son entreprise par solidarité avec les entrepreneurs. Ceux-ci entreprennent en grand l'importation des «kroumirs», ouvriers briseurs de grève. La police réprime toute velléité de résistance des piquets de grève.
1911: un régiment d'infanterie et un escadron de dragons sont levés pour réprimer la grève du bâtiment à Zurich. L'année suivante, il en va de même.

La lutte contre l'armée et la police apparaît alors comme le meilleur moyen de cimenter l'unité ouvrière. Aussi, tout en se plaçant sur le terrain de la neutralité politique et confessionnelle, l'Union syndicale suisse, dès 1906, déclare «regrouper les syndicats qui se placent sur le terrain de la lutte des classes». C'était, en fait, prendre déjà une option politique qui se concrétisera en 1912, malgré de fortes oppositions, par la décision de collaborer étroitement avec le parti social-démocrate.

Le syndicalisme révolutionnaire romand

En Suisse romande, le syndicalisme devait prendre un temps un visage bien particulier: celui du syndicalisme révolutionnaire. Il fut probablement importé par les ouvriers français et italiens, nombreux autour du bassin lémanique. Son épanouissement tient à plusieurs raisons. Il apparut d'abord comme une réplique au mouvement réformiste représenté par le parti social-démocrate. D'autre part, il se développait en réaction à la forte prépondérance suisse allemande de l'Union syndicale suisse et à sa volonté de contrôler toutes les actions ouvrières. Enfin, il représentait la seule réponse possible au durcissement de la classe patronale, qui recourait souvent au lock-out ou faisait appel à la police et à l'armée pour réprimer les grèves. Il faut ajouter enfin l'influence des milieux intellectuels anarchistes où se regroupaient les anciens de la Commune et les exilés de la IIIe République. Ainsi, c'est à Genève que paraît Le Révolté de Jean Grave et Elisée Reclus.
Le syndicalisme révolutionnaire romand est très directement inspiré par le mouvement ouvrier français.

Il est né dans les Bourses du Travail (sortes d'unions syndicales locales) sous l'influence anarchiste et se prolonge, dès 1895, dans la Confédération générale du Travail, organisme unitaire qui regroupe la Fédération des Syndicats, de tendance marxiste, et la Fédération des Bourses du Travail. Il serait faux de faire du syndicalisme révolutionnaire un mouvement uniquement anarchiste; les tendances y sont nombreuses: possibilistes, blanquistes, guesdistes et allémanistes y apportent aussi leurs propres conceptions. La prédominance est anarchiste dans la mesure où le syndicalisme révolutionnaire se refuse à devenir un mouvement politique utilisant les organes de la démocratie bourgeois, tels que le Parlement. Dans une croyance assez messianique à une chute prochaine du capitalisme, il substitue à l'action politique des actions politico-économiques qu'il englobe sous le vocable d'«action directe»: il s'agit de paralyser peu à peu la machine bourgeoise par des boycottages, sabotages et par la grève générale révolutionnaire. En refusant l'action politique, il ne se cantonne pas dans l'action corporative de type réformiste, mais veut faire du syndicat, en l'occurrence la Confédération générale du Travail, le parti de la classe ouvrière, embryon de la future société égalitaire. En fin de compte, le syndicalisme révolutionnaire apparaît comme beaucoup plus politisé que certains partis socialistes. Simplement, il refuse toute politique de collaboration, car il en craint le pouvoir d'intégration. C'est une thèse très actuelle. Cette attitude ne l'empêche pas de mener également une politique d'amélioration des conditions de vie et des valeurs intellectuelles et morales: les syndicats seront les grands artisans des cours professionnels et éducatifs, des loisirs culturels, de la lutte contre l'alcoolisme, de la campagne pour la libre pensée et la contraception, etc. D'où l'importance dans ce mouvement d'intellectuels qui s'occupent d'éducation populaire.

Sur le plan de l'organisation interne, influence également des idéaux anarchistes, dans la mesure où le mouvement se veut fédéraliste, propose l'élection régulière des dirigeants et laisse s'exprimer toutes les tendances dans un esprit de respect envers la minorité. Ce qui ne va pas sans créer une contradiction pratique entre son désir d'unité et cet éclatement des tendances. Au centre des moyens révolutionnaire, la grève générale conçue selon les idées de Rosa Luxembourg, Henriette Roland-Holst, Trotsky et Lénine, comme un umoyen de parvenir directement à une société nouvelle, organisée sur le type du syndicat, où «les syndicats seront la société elle-même». Précisons que, pour Rosa Luxembourg et Lénine, la grève générale est le moyen d'imposer la dictature du prolétariat, tout en utilisant les structures de l'Etat bourgeois pour prévenir toute tentative contre-révolutionnaire.

Premières luttes

C'est à Genève que le syndicalisme révolutionnaire essaie ses premières armes.
Le 28 septembre 1902, les employés de tram se mettent en grève à la suite du licenciement arbitraire de 44 camarades par la société américaine propriétaire, et ce contre un accord qui était intervenu. Dans la nuit du 7 au 8 octobre, 2.000 ouvriers organisés déclenchent une grève de solidarité. Le gouvernement riposte en mobilisant le bataillon 10, mais quelque 300 soldats refusent de marcher contre les grévistes et ne se présentent pas; 17 d'entre eux sont appréhendés et emprisonnés, puis privés de leurs droits civiques pour treize ans. Un appel fut lancé sur le plan suisse par l'Union syndicale suisse et le parti social-démocrate suisse, qui permit de réunir 10.000 francs pour soutenir les réfractaires et les grévistes. Cette grève secoua fortement le mouvement ouvrier et relança la propagande anti-militariste.

Les adeptes du syndicalisme révolutionnaire vont profiter des circonstances et d'une certaine modération de l'Union syndicale suisse pour lancer contre la Fédération romande des syndicats professionnels, créée en 1891, leur propre association. Cette modération est relevée par le Dr Wintsch, militant anarchiste, qui parle d'une grève simultanée des maçons de Bâle, Berne, Lausanne, Saint-Gall et Zurich prévue pour le printemps 1905 et décommandée sur l'avis de l'Union syndicale suisse, qui estimait que les fonds de résistance n'étaient pas suffisants.
Les syndicalistes révolutionnaires s'appuient sur le vaste mouvement que la Confédération générale du Travail a lancé en faveur des trois huit (huit heures de travail, huit heures de loisirs, huit heures de sommeil !): en renonçant à travailler plus de huit heures par jour dans leur usine, les ouvriers espéraient obtenir d'un seul coup la journée de huit heures, le 1er mai 1906. Il y eut en effet 100'000 ouvriers grévistes ce 1er mai, mais la revendication n'aboutit pas. Toujours est-il que les syndicats locaux utilisent le mouvement créé par leurs camarades français.

Au cours de l'été 1905, à Lausanne, se créée la Fédération des unions ouvrières de Suisse romande qui groupe les unions et syndicats indépendants de Lausanne, Genève, Nyon, Fribourg, Neuchâtel, Saint-Blaise, Vevey, puis Montreux et des groupes du Jura neuchâtelois. Centre d'activité: le bassin lémanique. La nouvelle association est patronnée par James Guillaume.

Dès 1906, paraît La Voix du Peuple, imprimée par l'imprimerie coopérative de la Fédération à Pully-Lausanne. Bientôt s'ouvre un salon de coiffure communiste, à Genève, puis à Lausanne. De même, une école libre, l'Ecole Ferrer, et plus tard, une coopérative de cigarettes, à Yverdon, La Syndicale. Il y a donc activité débordante et d'une certaine force. A quoi s'ajoutent les congrès semestriels où de grands problèmes sont débattus, à côté des actions immédiates: attitude du prolétariat devant les menaces de guerre, utilité de l'anti-militarisme, nécessité de la solidarité internationale, expropriation des moyens de production, etc.

Tout en restant ouverte à toutes les tendances (La Voix du Peuple accepte des articles de socialistes parlementaires), la Fédération va faire une intense propagande pour l'action directe et participera à plusieurs mouvements, dont la grève des maçons de Lausanne en 1906, la grève générale de 1907, le boycottage de la fabrique de tabac Vautier, le boycottage de La Tribune de Genève en 1910, etc.
Il est impossible de parler de tous ces conflits. J'en choisis un qui montre la force du syndicalisme révolutionnaire et ses limites.

La grève générale de 1907

Au début de 1907, un syndicat des chocolatiers de la Peter-Kohler à Vevey s'était constitué. Il s'efforçait d'organiser les ouvriers de la fabrique-soeur d'Orbe, appartenant à Peter-Kohler. Avec l'aide du syndicat des menuisiers d'Orbe, un syndicat des chocolatiers groupant 200 membres fut fondé, rassemblant bientôt 400 à 500 ouvriers de l'usine. Là-dessus, une dispute éclata entre un contremaître et un ouvrier. Des coups furent échangés et l'ouvrier fut congédié. Les ouvriers réclamèrent le rengagement de l'ouvrier et le congédiement du contremaître qui avait lancé à tort la dispute. Refus. D'où grève des ouvriers d'Orbe, puis de Vevey, puis d'une usine annexe de Bussigny où les ouvriers n'étaient même pas organisés. Les grévistes posèrent une série de revendications, fort modestes au demeurant. Un vaste mouvement de solidarité se développa dans le canton, allant des collectes au logement des enfants des grévistes. Le 23 mars, l'Union ouvrière de Vevey décréta la grève générale de solidarité. La police chercha alors à empêcher les grévistes de parcourir la ville pour appeler tous les travailleurs à cesser le travail. Il y eut des heurts, la maison de M. Kohler, à La Tour-de-Peilz, fut mise à sac. La police fit usage de ses armes et il y eut des blessés. Le 25, cinq bataillons sont levés, le tocsin sonne, 3'500 hommes sont acheminés sur Vevey. Wintsch estime à 500 le nombre des réfractaires qui refusèrent de marcher contre les grévistes. En fin de journée, le 26, on apprend que la grève générale a été décrétée par les Unions ouvrières de Montreux et de Lausanne. Près de 10'000 ouvriers sont déjà en grève. La troupe garde les centres névralgiques: usines à gaz, gares; la presse ne paraît plus, les typographes étant aussi entrés en grève. Dans les jours qui suivent, heurts très violents entre grévistes et cavalerie à Lausanne. Le 28, Sébastien Faure, anarchiste français, est expulsé de Lausanne où il devait prononcer une conférence. Le 27, les Genevois décrètent eux aussi la grève générale. Enfin, le 29, sous l'égide du Conseil d'Etat, on arrive à une solution: Peter-Kohler accepte de discuter avec le syndicat, promet une augmentation des salaires, l'unification des temps de travail, et que l'ouvrier débauché sera rengagé s'il est acquitté par le tribunal.

Les syndicats acceptent ces propositions, et la grève prend fin le 30 mars. Ce fut un succès modeste, mais l'événement eut une grande répercussion: de nombreuses entreprises se hâtèrent d'ajuster les salaires de leurs ouvriers pour couper court aux revendications. La bourgeoisie poussa un immense soupir de soulagement: l'état de siège avait été proclamé. Côté ouvrier, la Fédération profite du mouvement lancé; elle fonde des groupements dans de nouvelles localités. Wintsch estime à 7'000 le nombre d'adhérents à la fin de l'été 1907.

Cependant, l'improvisation prônée par la Fédération n'avait pas permis de tenir plus longtemps, et cette faiblesse d'organisation se retrouvera dans d'autres conflits ultérieurs. C'est ce qui provoquera l'affaiblissement de la Fédération vers 1912. A quoi s'ajoutent de grosses difficultés de trésorerie à La Voix du Peuple et aussi l'apparition, au sein du socialisme vaudois, d'hommes nouveaux, leaders capables d'entraîner les masses: Charles Naine, Paul Golay. C'est eux qui lanceront, en 1910, la Confédération romande du Travail, proche de l'Union syndicale suisse, qui s'opposera à la Fédération. Puis, avec la guerre, le départ de nombreux ouvriers français et italiens affaiblira encore la Fédération, qui disparaîtra progressivement.

Il n'en reste pas moins que le syndicalisme révolutionnaire a fortement marqué le socialisme romand, jusqu'ici essentiellement réformiste, et qu'il a permis l'apparition d'un courant de gauche, dont l'héritage sera recueilli après 1920 par les socialistes groupés autour de Léon Nicole et les quelques sections romandes, d'ailleurs fort maigres, du Parti communiste suisse. Ce qui ne veut pas dire que les thèses - encore que le terme convienne mal - des syndicalistes révolutionnaires coïncident avec celles des marxistes-léninistes. Mais la parenté existe au niveau d'une même volonté révolutionnaire d'un changement total de la société. Dans une lettre à Pierre Monatte, l'un des plus remarquables syndicalistes révolutionnaires français de l'époque, Trotsky soulignait bien cette parenté:

«Pour tout communiste qui réfléchit, il est tout à fait évident que le syndicalisme révolutionnaire d'avant-guerre était un courant révolutionnaire très important et considérable... Je maintiens que tout votre travail passé ne fut rien d'autre que la préparation d'un parti communiste, de la révolution prolétarienne. Le syndicalisme révolutionnaire d'avant-guerre fut l'embryon d'un parti communiste...».

Et nous pouvons peut-être pousser la comparaison jusqu'à notre époque: le syndicalisme révolutionnaire offre des analogies frappantes avec des événements et des débats tout récents. L'opposition entre l'action parlementaire et l'action sur le lieu de travail, la discussion autour du principe du centralisme démocratique ou autour du rôle moteur des minorités révolutionnaires, l'ambiguïté de l'action réformiste, tous ces problèmes brûlants, surgis au fil de l'action des étudiants, que ce soit à Paris, à Prague ou à Mexico, sont en réalité de vieux problèmes posés alors et non encore entièrement résolus.

Aussi n'est-ce pas sans émotion que nous pensons à ces obscurs lutteurs dont l'action, si maladroite fût-elle, se rattache directement au mouvement révolutionnaire qui renaît sous nos yeux.

Olivier Pavillon