Par BRUNO AMABLE, professeur de sciences économiques à l’université Paris-I Panthéon- Sorbonne, membre de l'Institut universitaire de France.

À première vue, le débat économique de l’élection présidentielle de 2012, du côté du PS tout au moins, risque d’être centré sur les questions d’imposition et de redistribution. Ceci soulève certaines questions.

 

 

Pour la pensée libérale, l’économie est gouvernée par des lois qui ont quasiment le statut de lois naturelles. L’absence d’intervention publique dans est à la fois le respect du droit naturel des individus à échanger et la conséquence de la complexité des mécanismes économiques, qui oblige les Etats à être prudents et à n’intervenir que très indirectement sur ce qu’ils sont incapables d’influencer directement. A l’extrême, cela débouche sur le trop fameux «laisser-faire», la glorification du caractère «autorégulateur» des marchés, et l’Etat qui est un problème et non une solution comme disait Ronald Reagan.

 

Dans la conception néolibérale en revanche, l’ordre de marché n’a rien de naturel et demande une intervention publique. La métaphore routière est connue : le laisser-faire conduit à une circulation anarchique et dangereuse; le planisme indique à chaque automobiliste où et quand circuler ; le néolibéralisme se contente de fixer un code de la route. Mais une fois ce dernier en vigueur, le marché possède les «bonnes» propriétés concurrentielles. En dehors des problèmes posés par ce que les économistes appellent des «externalités» (par exemple la pollution), les marchés, pourvu qu’ils soient concurrentiels, conduisent aux résultats les plus efficaces possibles. D’où l’importance de la «régulation» pour que le principe de concurrence domine.

 

Le néolibéralisme ne s’oppose donc pas à toute réglementation ou intervention publique dans l’économie. Dans la logique néolibérale, la bonne régulation promeut la concurrence «libre et non faussée», qui est une garantie d’efficacité économique; la mauvaise régulation protège de la concurrence et conduit à des inefficacités, voire des «injustices». C’est ainsi que les néolibéraux de gauche comme de droite condamnent rituellement la réglementation du marché du travail, comme une offense au principe de concurrence menant au sous-emploi.

 

Les néolibéraux de gauche se distinguent de leurs homologues de droite sur l’appréciation des résultats auxquels conduit le jeu du marché concurrentiel. Les gagnants sont parfois très riches et les perdants très pauvres : c’est bien ainsi, disent les néolibéraux de droite ; ce n’est pas «juste», disent ceux de gauche. D’autant plus que les inégalités peuvent faire douter du caractère «non faussé» de la concurrence elle-même. Il est difficile de prétendre qu’on est dans une compétition loyale lorsque certains concurrents héritent d’un avantage initial.

 

La gauche néolibérale propose généralement de corriger les inégalités par la redistribution, en prenant aux plus riches pour donner aux plus pauvres, pour rendre la répartition des gains plus «juste» et la compétition économique moins faussée, selon une logique de handicap que connaissent bien les turfistes. Inutile de dire que ce qui est «juste» pour les néolibéraux de gauche est «injuste» pour ceux de droite, et réciproquement. Mais les deux camps s’accordent sur la supériorité d’un ordre économique, voire social, fondé sur des marchés concurrentiels.

 

C’est à cette doctrine que la pensée critique de gauche doit s’opposer, en refusant une conception de l’économie idéalisée comme un mécanisme désincarné d’allocation des ressources ou comme une compétition sportive ou les meilleurs sont justement récompensés lorsque l’arbitre est impartial et les règles claires.

 

A la différence du social libéralisme, une véritable conception social-démocrate de l’économie doit reconnaître aux rapports sociaux leur caractère conflictuel et viser à modifier l’équilibre des forces en présence plutôt que de nier l’irréductibilité du conflit social et tenter de rendre les marchés plus concurrentiels, quitte à redistribuer les gains pour consoler les perdants. Cela signifie qu’il faut agir sur les structures de l’économie, modifier les conditions de la compétition économique, réglementer en contraignant les mécanismes de marché pour les rendre moins concurrentiels s’il le faut.

 

Un véritable programme social-démocrate ne doit donc pas consister à «accepter l’économie de marché» comme le dit le slogan favori de certains à gauche, mais à rétablir des institutions que plusieurs décennies de transformation néolibérale ont mises à mal.

 

( SOURCE : Libération, 23 mars 2011 )