L’introduction d’un système de «vote électronique» par Internet est à l’ordre du jour du parlement genevois cette semaine, avec un possible vote constitutionnel à la clé. Mais son extension dans divers cantons est aussi en marche. Nous nous sommes entretenus à ce sujet avec un spécialiste. En effet, José Nunes préside le comité du Gull (Groupe romand des Utilisateurs de Linux et des Logiciels Libres), association qui fêtera ses 10 ans en 2009 et qui s’est - de longue date - intéressée au sujet.

• Y-a-t-il un «bon» système de vote électronique?

Comme j’ai pu l’expliquer lors de l’audition que le Gull a demandé à la Commission des droits politiques du Grand Conseil genevois, au début, cela me semblait tout à fait possible et même une bonne idée, d’autant qu’elle permettrait de faire la promotion des logiciels libres, seuls à même d’assurer la transparence du système du fait qu’ils garantissent l’accès inconditionnel au «code source» à tous.

D’où notre volonté d’accompagner le projet genevois dès ses débuts. Mais après avoir étudié le problème sous tous ses angles, lu les rapports et thèses qui s’occupaient du sujet plus général du vote électronique (vote sans papier) j’ai clairement changé d’avis, comme d’ailleurs nombre de chercheurs et d’experts dans le domaine. Car même avec un logiciel parfaitement sécurisé, ce dont on peut sérieusement douter, cela me semble être un grand pas en arrière pour la démocratie, puisqu’on remplace un système simple, que tout le monde comprend, par une formule incompréhensible pour plus de 99% de la population.

L’expression de ce refus d’un vote seulement électronique se matérialise dans la revendication d’une «trace papier» (en anglais «paper trail»), soit l’exigence que tout vote doive obligatoirement être matérialisé sur un papier.
 

• Quels risques présente le vote par Internet?

Au-delà des question de sécurité, le problème fondamental concerne le contrôle démocratique. Aujourd’hui, de nombreux citoyen-ne-s observent le comptage des voix lors d’une élection ou d’une votation. Mais avec le projet de «e-voting» genevois, seul un tout petit groupe de personnes (pour être précis, neuf dans le dernier état des projets de loi) aura accès à cette procédure de dépouillement.

Et surtout, sans une trace papier, on perd le contrôle sur le vote. Au moindre doute, au moindre problème, aucun recomptage des bulletins n’est possible. Dans ce cas, seule la «nomenklatura» en place pourra vérifier, ou faire semblant de le faire, car on peut douter que cette commission de neuf personnes soit en mesure de le faire. Il n’y a plus d’autre choix que de faire confiance, et faire confiance à des gens qui vraisemblablement n’auront pas les compétences techniques, le temps nécessaire et les moyens financiers pour pouvoir effectivement garantir ce qu’ils vont certifier par leur signature.

En résumé: le contrôle de la procédure de vote échappe au contrôle populaire.
 

• Le système a pourtant été «audité» par plusieurs sociétés?

Qu’est-ce un audit? D’une part, un ensemble de vérifications partielles d’un système ne valident pas ce système, d’autre part ces validations doivent être indépendantes. Or, dans le cas du projet genevois, aucun audit ne peut prétendre à cette indépendance car, à ma connaissance, les sociétés les ayant réalisés ont déjà des contrats avec les Chancelleries genevoise ou fédérale. Il faut aussi dire que seuls certains audits ont été rendus publics. Il y a des rapports qui ne sont toujours pas accessibles plus de quatre ans après leur conclusion. Il faudrait, peut-être, faire un audit du processus de réalisation des audits...

Quoi qu’il en soit, l’audit d’un système à un moment donné ne prouve rien. En informatique, rien n’est statique. Vous changez une pièce du système, un élément, et de nouveaux problèmes apparaissent. Il faut aussi mentionner qu’une partie essentielle du système, l’ordinateur chez le citoyen-votant, vraisemblablement ne pourra jamais être objet d’un audit. Nous nous retrouvons donc avec un système de vote qui n’est pas contrôlé intégralement et systématiquement, et dans lequel le contrôle populaire n’existe plus. Difficile de faire mieux pour détruire la confiance de tous et toutes dans la procédure même de vote.

• La Chancellerie genevoise assure qu’on atteint le niveau de sécurité des transactions bancaires, qui pourtant fonctionnent assez bien...

L’emploi sans cesse renouvelé de cet argument semble montrer clairement la mauvaise foi de la Chancellerie genevoise. Maintes fois nous avons rappelé qu’une banque et son client n’ont pas de secrets entre eux. Ils veulent juste que le reste du monde n’ait pas accès à ces informations. Or, pour le vote, l’Etat doit ignorer la valeur du vote, pour assurer l’anonymat du votant, tout en la garantissant. Ce n’est pas du tout la même chose, et c’est beaucoup plus complexe.

Par ailleurs cet exemple des transactions bancaires montre ce qui pourrait être fait sans problèmes, c’est-à-dire la signature par internet de référendums et d’initiatives. Il doit être clair pour tous que c’est ceci qui s’approche techniquement d’une transaction bancaire, car la signature n’est pas anonyme, contrairement au vote.
 

• Selon vous, il n’y a donc vraiment aucun bénéfice à tirer de l’usage d’Internet?

L’argument essentiel invoqué en faveur du vote par internet est l’augmentation de la participation. Or les expériences menées n’ont pas permis de le démontrer.

C’est l’enjeu électoral qui reste déterminant. Quand on pense à l’élection de Thierry Cerutti du MCG qui a dû être annulée à Vernier, on voit déjà que le vote par correspondance a des failles. Or, dans le monde virtuel il y a un changement d’échelle, comme chaque utilisateur-trice d’Internet peut s’en apercevoir en comparant le courrier non sollicité (publicité, spam) qu’il reçoit dans ses boîtes aux lettres électroniques et physique.

S’il y a beaucoup de risques à courir pour le vote par Internet et très peu de choses à gagner, tel n’est pas le cas pour la signature d’initiatives et de référendums et pour la discussion de textes législatifs par Internet. Ceux-ci n’ayant pas besoin de l’anonymat, ils pourraient être facilement mis en oeuvre sans risques pour le processus démocratique. Pour les initiatives et les référendums le pire correspond à la réalisation d’une votation qui, autrement, n’aurait pas eu lieu, ce qui forcerait le peuple à se prononcer mais ne mettrait pas en cause sa décision en dernière instance. L’usage du savoir faire et des compétences des citoyen-ne-s dans le processus législatif me semble un complément essentiel à la démocratie de milice typique de la Suisse. Dans un monde où la complexité croissante ne fait que laisser les parlementaires de plus en plus soumis aux fonctionnaires de l’administration, eux-mêmes souvent dépassés par la complexité des sujets sur lesquels on légifère, un tel apport pourrait être un tonifiant dont le système politique suisse profiterait.
 

• Justement, au niveau suisse où en est le vote électronique?

Il y a d’autres projets soutenus par le Conseil fédéral à Neuchâtel et à Zurich, donc il ne s’agit pas, d’une seule «genevoiserie». Si à Neuchâtel on a choisit la formule du contrat entre le citoyen et l’Etat, à Zurich, vite fait bien fait, on s’amuse avec le vote par SMS. Mais le problème essentiel est le même qu’à Genève, l’impossibilité de contrôle démocratique pour une procédure électronique.Je ne sais pas si l’aspect économique joue un rôle dans la motivation de ces projets, mais Genevois et Confédérés mentionnent plusieurs fois, dans divers documents concernant ces projets, la possibilité de les vendre. Serait-ce la solution pour compenser les pertes financières dues à une éventuelle fin du secret bancaire? N’empêche, vendre «la démocratie» semble pour le moins étrange.

Il semble d’ailleurs que d’autres cantons songent à cette «modernité» où l’on confond le progrès avec ce qui existe de plus récent. J’espère que la discussion publique de ce sujet permettra de faire prendre conscience que voter par Internet c’est un pas un arrière, et qu’Internet peut servir à signer initiatives et référendums, mais ne donne pas de garanties pour la réalisation de votations ou d’élections.
 

• Que diriez-vous pour conclure?

Usage d’internet et des moyens électroniques dans le système politique: OUI. Usage de systèmes de vote électroniques sans une trace papier: NON. Le contrôle démocratique du processus de dépouillement est trop important pour le laisser à seulement quelques-uns, il doit être possible pour tous, quel que soit leur sexe, couleur, religion ou appartenance politique.

José Nunes*

*Entretien réalisé et mis en forme par Pierre Vanek


Le 22 août dernier Chantal Enguehard, maître de conférence en informatique à l’Université de Nantes exprimait dans la Tribune de Genève une «Libre opinion» metttant en garde contre... «LES DANGERS DE LA MYSTIQUE DU VOTE ÉLECTRONIQUE». Extraits.

Le 21 juin 2007, lors du 1er «Geneva Security Forum», Robert Hensler, chancelier de la République et canton de Genève a déclaré, à propos du vote traditionnel: «Le président et les assesseurs vérifient que l’urne est vide avant l’ouverture du scrutin, la disposition des lieux est pensée pour protéger le secret du vote et tout citoyen peut assister au décompte des bulletins.» Effectivement, avec le vote traditionnel chacun peut vérifier que l’urne est vide avant le scrutin. On n’est pas sommé de faire confiance à une machine. (…) Quant aux machines à voter, M. Hensler a manifesté, avec bon sens, des doutes importants au sujet des grandes difficultés techniques pour contrôler les scrutins: «Combien de temps et d’efforts faudrait-il pour contrôler chaque machine avant chaque scrutin? Peut-on vraiment vérifier machine par machine que le logiciel installé enregistre correctement la volonté de l’électeur et compte les voix sans erreur? Combien de temps faudrait-il pour remédier aux problèmes rencontrés ici ou là? Et combien cela coûterait-il de réaliser l’ensemble de ces opérations?»

Compte tenu des arguments développés par le chancelier d’Etat, les participant-e-s [...] s’attendaient à voir ce dernier écarter le vote électronique des modes de consultation démocratiques. Il n’en sera rien. Robert Hensler s’est en effet commis dans «une défense et illustration» du vote par Internet quelque peu surprenante. M. Hensler n’ignore pourtant pas que le vote par Internet s’appuie sur des ordinateurs (serveur de vote, ordinateurs des particuliers) qu’il est impossible de contrôler pendant le vote (sinon, les votes ne seraient plus secrets) et qui restent toujours faillibles. Pire, une fraude bien dissimulée est impossible à dénicher. Avec les ordinateurs qui nous entourent, ce n’est pas très grave, car leur comportement est prévisible et les erreurs sont rapidement vues. Qu’il s’agisse d’un distributeur de billets, de déclarer ses impôts ou de transférer de l’argent, chacun connaît à l’avance le résultat attendu. Rien de tel avec les élections dont le résultat, par définition, n’est pas prévisible! Pourtant, le chancelier fait preuve d’une confiance quasi mystique. [...] M. Hensler n’a-t-il pas été abusé par des conseillers en technologie un peu trop enthousiastes?