Aujourd'hui la classe ouvrière n'a jamais été aussi nombreuse à l'échelle planétaire : « c'est nous le droit, c'est nous le nombre », disait ainsi un passage oublié de la toute première version de l'Internationale. Elle représente la moitié des personnes actives, et durant ces 20 dernières années, ses effectifs (spécialement ceux des femmes salariées) ont crû de 20% dans les pays «avancés», et de 80% dans les pays émergents. En particulier, «la force de travail mondialisée» des secteurs d'exportation, «directement intégrée dans les chaînes de valeur globales», a augmenté de 46% au Nord, et de 190% au Sud. Enfin, l'idée que les emplois manufacturiers reculent n'est vraie que pour les pays de vieille industrialisation, où ils ont diminué de 20% entre 1980 et 2005, et sans doute plus depuis; mais ils ont en même temps spectaculairement explosé (+120%) dans les pays émergents (hussonet.fre.fr, 18 déc. 2013).

 

Les ouvriers du Sud

Ce poids objectif du prolétariat représente une force sociale croissante, en particulier dans les pays émergents qui comptent plus de 1,1 milliard de salarié-e-s. En témoignent, les puissants mouvements de grève de ces dernières années en Chine, en Inde, au Pakistan, en Afrique du Sud, etc. On se souvient de la grève générale historique qui a paralysé l'Inde en février 2013. Aujourd'hui, un combat de titans oppose près de 100 000 ouvrier-e-s de Chine du Sud, producteurs de chaussures de sport, au groupe taïwanais Yue Yuen, qui emploie près d'une demi million de personnes dans le monde et fournit les marques Adidas, Nike, Reebok, Puma, etc, Ils-elles exigent la signature de véritables contrats de travail, le versement d'arriérés de prestations sociales et des adaptations de salaires... En Afrique du Sud, la radicalisation politique est aussi au rendez-vous: le récent congrès du syndicat de la métallurgie (NUMSA) n'a-t-il pas dénoncé la politique néolibérale de l'ANC au pouvoir, et appelé à construire un parti ouvrier anticapitaliste?

Pourtant, cette classe ouvrière est de plus en plus concentrée dans des pays à bas salaires, où le sous-emploi des travailleurs-euses ruraux sans terre est massif; où les coûts d'entretien et de reproduction de la force de travail sont largement portés par la communauté (spécialement par les femmes); où l'histoire de la colonisation a favorisé les divisions religieuses, nationales, ethniques, qui font obstacle à une conscience de classe unifiée; où les droits syndicaux sont bafoués; où la soupape de l'émigration ne joue que pour une petite minorité... En réalité, la globalisation a libéré la circulation des capitaux et des marchandises, mais pas celle de la force de travail, organisant ainsi la mise en concurrence des salarié-e-s à l'échelle planétaire. C'est pourquoi, la part des salaires dans le revenu mondial a reculé en 20 ans, de 66% à 59% (OIT, 2013).

 

Diviser pour régner

Au sein de chaque pays, la bourgeoisie s'efforce aussi de segmenter le monde du travail en catégories salariales étanches, sur lesquelles pèsent le poids toujours croissant de l'emploi précaire, du sous-emploi et du chômage. La discrimination des femmes, dont les salaires sont inférieurs de 15 à 30% à celui des hommes (dans les pays où des statistiques plus ou moins crédibles existent), a été dénoncée depuis longtemps. Désormais, les jeunes sont aussi voués à des petits boulots sous-payés, en dérogation des conventions collectives ou des lois, soi-disant pour leur donner « la chance » d'entrer sur le marché du travail... Les immigré-e-s, surtout « non blancs », voire sans papiers, etc., sont réduits à un statut inférieur toujours plus dur, justifié par un racisme montant, comparable à celui des intouchables en Inde, des Afro-Américains aux USA ou des Burakumin (issus des parias de l'époque féodale) au Japon.

Cela permet le développement de larges secteurs de la population à très bas salaires, dans les pays du Nord aussi, dont les couches les plus jeunes connaissent des taux de chômage beaucoup plus élevés que la moyenne, et les retraité-e-s voient leurs revenus tomber en-dessous du seuil de pauvreté, sans parler des chômeurs-euses de longue durée réduits à la soupe populaire, des handicapé-e-s laissés pour compte, et des malades qui ne sont plus décemment soignés. Cette explosion de la pauvreté s'accompagne d'une marginalisation spatiale des plus démunis, qui favorise à son tour la spéculation immobilière en ouvrant la porte à la gentrification des vieux quartiers populaires urbains.

 

La Suisse n'est pas en reste

En Suisse, la victoire de la droite nationaliste (UDC) du 9 février dernier – référendum d'initiative populaire «contre l'immigration de masse» –, malgré l'opposition du patronat (dans sa majorité), de la droite traditionnelle, des églises, de la social-démocratie et des syndicats réunis, va dans le même sens. Elle soumet désormais l'embauche des salarié-e-s étrangers aux seuls besoins du patronat, supprimant les quelques droits acquis au titre d'une libre-circulation partielle (à l'égard des ressortissant-e-s de l'UE seulement), rouvrant la porte à des statuts très précaires, comme celui de saisonnier, et tablant sur les «clandestin-e-s» pour les branches à bas salaires. Si la majorité des patrons se sont opposés à cette proposition, c'est qu'ils craignaient la riposte de l'Union Européenne, son premier marché d'exportation. Aujourd'hui, ils s'efforcent d'en tirer parti en misant sur la flexibilisation accrue du marché du travail (salaires, temps de travail, horaires d'ouverture des magasins, etc.), la réduction massive des charges patronales (accélération de la prochaine Réforme de l'imposition des entreprises III) et la suppression des « mesures d'accompagnement » très limitées, introduites avec la libre-circulation, afin de revenir même sur ce geste symbolique contre les cas les plus scandaleux de sous-enchère salariale.

Dans de telles conditions, les mobilisations pour l'inscription du salaire minimum dans la loi – on votera sur ce point, le 22 mai – et les conventions collectives, pour une inspection renforcée des conditions de travail, notamment par les organisations de salarié-e-s, et pour une protection légale contre les licenciements, sont aujourd'hui d'une importance capitale pour le monde du travail. Dans le même sens, la lutte contre la spéculation immobilière et pour les droits des locataires doit être liée plus étroitement à la défense des intérêts des salarié-e-s, qui font face aux mêmes adversaires capitalistes. Enfin, le développement d'un système de retraites sûre et solidaire, servant de modèle à la mise en place d'une véritable sécurité sociale en Suisse, doit être revendiqué. Il ne représente qu'un salaire différé auquel les travailleurs-euses ont droit, qui doit donc être financé par le relèvement des cotisations patronales et une fiscalité directe fortement progressive.

A la veille du 1er Mai, il serait grand temps de rappeler qu'un tel combat ne pourra être mené résolument sans faire cause commune avec l'ensemble des travailleurs-euses de cette vieille terre, à commencer par les immigré-e-s en Suisse. En effet, comme le disait la communarde Louise Michel, dans L'Ère nouvelle (1887), ils «sont le nombre, le nombre immense qui n'a jamais su sa force».

Jean Batou

* Version longue de l'éditorial de solidaritéS 247, écrite pour la revue espagnole Viento Sur (http://vientosur.info)